1. Introduction

Les années passant, la fenêtre d’action permettant d’éviter que les changements climatiques d’origine anthropique fassent sortir la planète d’un ‘espace de fonctionnement sécurisé’[1] se referme peu à peu. Si nombreux sont les Etats à s’engager à atteindre la neutralité carbone en 2045, 2050 ou 2060, peu ont aujourd’hui des trajectoires d’émissions compatibles avec cet objectif.[2] De plus en plus consciente de la gravité des risques encourus, la société civile se mobilise de diverses manières, notamment en utilisant l’‘arme du droit’ et portant la cause climatique dans les arènes judiciaires. De fait, le contentieux climatique explose véritablement devant les juridictions nationales. Le mouvement ne cesse de croître. Ainsi, selon un récent rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), le nombre de contentieux a presque doublé en 3 ans, passant de 884 dans 24 pays en 2017 à au moins 1550 dans 38 pays en 2020.[3] Il s’agit, pour les affaires les plus emblématiques, d’un contentieux stratégique, cette expression désignant la pratique qui consiste à amener une affaire devant un tribunal pour induire un changement de jurisprudence ou une évolution du droit. Ce contentieux stratégique est ‘dopé’ par la mise en œuvre de l’Accord de Paris du 12 décembre 2015.[4] Les arguments de droit international occupent en effet une place privilégiée dans les stratégies judiciaires des plaignants et se retrouvent bien souvent au cœur des décisions de justice. Ces dernières font parfois une application directe du droit international, qu’il soit conventionnel et/ou coutumier ; d’autres fois elles l’utilisent pour interpréter le droit national.[5]
En revanche, à ce jour, aucun différend entre Etats n’a encore été porté devant un tribunal international qu’il soit permanent (comme la Cour internationale de Justice (CIJ) ou le Tribunal international du droit de la mer (TIDM)) ou ad hoc (tribunal arbitral). N’y aurait-il pas là pourtant des arènes complémentaires auprès desquelles porter la cause climatique ? Engager la responsabilité d’un ou plusieurs Etats ne serait-il donc pas stratégique ? Quels sont les obstacles qui pourraient s’y opposer ?

2. Un contentieux climatique interétatique : pour quoi faire ?

Il est bien admis que ‘[t]out fait internationalement illicite de l’Etat engage sa responsabilité internationale’.[6] La responsabilité de l’Etat résulte du manquement au droit international, par action ou omission, quelles qu’en soient les conséquences. De ce point de vue, la densification des obligations de l’Etat accroit mécaniquement les possibilités de contentieux.
Les Etats ont en effet élaboré un droit international spécifique, à partir de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) en 1992,[7] complétée par son Protocole de Kyoto en 1997[8] puis par l’Accord de Paris en 2015.[9] Ces trois instruments sont très largement ratifiés, universels ou quasi universels. D’autres obligations conventionnelles pourraient être invoquées dans un contentieux (comme par exemple la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982)[10], de même que la violation d’obligations coutumières. En effet, le remarquable développement des obligations primaires des Etats tient aussi bien à la multiplication et à la précision croissante des obligations conventionnelles qu’au renforcement d’un socle constitué de règles coutumières. On pense en particulier aux obligations de due diligence dont le contentieux international a, ces dernières années, clarifié le contenu et la portée dans le champ de la protection de l’environnement. En particulier, la CIJ a, en 2010, dans l’affaire des Usines de pâtes à papier sur le fleuve Uruguay, observé ‘que le principe de prévention, en tant que règle coutumière, trouve son origine dans la diligence requise (‘due diligence’) de l’Etat sur son territoire. Il s’agit de ‘l’obligation, pour tout Etat, de ne pas laisser utiliser son territoire aux fins d’actes contraires aux droits d’autres Etats’ (Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 22)’.[11] Pour la Cour, transposé au champ de l’environnement, ce principe veut que ‘l’Etat est tenu de mettre en œuvre tous les moyens à sa disposition pour éviter que les activités qui se déroulent sur son territoire, ou sur tout espace relevant de sa juridiction, ne causent un préjudice sensible à l’environnement d’un autre Etat’.[12] Il s’agit d’une obligation positive large et exigeante, qui nous semble invocable en lien avec les changements climatiques.[13]
Dans ce contexte, les changements climatiques pourraient donner lieu à des contentieux à l’instigation de certains Etats (par exemple les Etats les plus vulnérables, comme les petits insulaires du Pacifique, ou bien des Etats vertueux contre certains qui le seraient moins). Fondé sur la violation d’obligations conventionnelles et/ou de l’obligation coutumière de prévention, l’objet du litige pourrait aller de l’insuffisance des mesures de lutte contre les changements climatiques, d’adaptation aux changements climatiques ou des financements vers les Etats du Sud, aux effets des mesures destinées à lutter contre les changements climatiques (promotion des énergies renouvelables par exemple ou activités de géo-ingénierie), en passant par la contestation de projets d’ampleur (nouvelles centrales à charbon, nouveaux aéroports, éoliennes…). L’objectif de ces différends pourrait varier de l’obtention d’une compensation (intervenant alors ex post par rapport au dommage) à un rôle de prévention (intervenant alors ex ante), tentant de favoriser une action concrète, de mettre la pression sur les Etats pour qu’ils développent des politiques plus ambitieuses et plus cohérentes.[14]
Sur un plan stratégique, un contentieux pourrait utilement permettre de clarifier les contours de la responsabilité internationale des Etats en la matière et, par-là, des risques qu’ils encourent. Même s’il ne s’agit pas d’une source du droit international,[15] en pratique, la ‘jurisprudence’ revêt une autorité particulière, spécialement celle des cours universelles, comme la CIJ ou le TIDM.
En l’absence de décisions de justice internationale, il subsiste des zones grises s’agissant du contenu des obligations internationales des Etats. Par exemple, peut-on reprocher à un Etat le manque d’ambition ou d’équité de sa politique en interprétant sa contribution nationale à l’Accord de Paris à la lumière de l’objectif général posé par ce dernier, soit de contenir ‘l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels’ ?[16] Ou encore, peut-on interpréter les obligations conventionnelles des Etats dans le cadre de l’Accord de Paris de manière synergique avec leurs obligations coutumières de due diligence et qu’est-ce que cela apporterait ?
La reconnaissance du caractère coutumier de l’obligation de diligence et son interprétation extensive ne sont pas sans conséquence pour les Etats. Par son caractère large et transversal, une telle obligation peut compenser les éventuelles lacunes des instruments conventionnels. Outre son rôle préventif, elle ouvre la voie à des contentieux, d’autant plus que nous avons une connaissance de plus en plus fine des seuils à ne pas dépasser pour prévenir les perturbations dangereuses du système climatique. C’est d’autant plus intéressant dans un tel domaine que cette obligation directe de l’Etat retentit indirectement sur les acteurs privés situés sur son territoire ou sa juridiction, qui sont responsables d’une très grande part des émissions de gaz à effet de serre. C’est aussi un fondement intéressant pour engager la responsabilité d’un Etat en raison de dommages climatiques, dans la mesure où, en tant que règle coutumière, elle oblige tous les Etats, y compris ceux qui n’ont pas d’obligations spécifiques ou ambitieuses de réduction de leurs émissions dans le cadre du Protocole de Kyoto ou de l’Accord de Paris.[17] C’est quoi qu’il en soit une base utile en complément des obligations conventionnelles. L’obligation coutumière de due diligence vient en effet compléter ces dernières, sachant qu’à ce jour les réductions d’émissions promises dans le cadre conventionnel sont inadéquates et ne permettent pas de prévenir toute ‘perturbation anthropique dangereuse du système climatique’.[18] Un Etat peut peut-être se conformer à ses obligations conventionnelles sans se conformer à ses obligations coutumières. Par ailleurs, les obligations conventionnelles doivent être interprétées à la lumière de l’obligation coutumière, ce qui peut conduire à les amplifier. En pratique, obligations conventionnelles et coutumières de diligence se nourrissent et s’éclairent mutuellement. La sentence sur la mer de Chine méridionale rend parfaitement compte de la catalyse, voire de la symbiose, qui peut s’opérer entre les unes et les autres.[19] Ainsi, en dépit de son caractère vague, la base coutumière demeure intéressante y compris en cas de contentieux entre deux Etats Parties à l’Accord de Paris. Il s’agit là d’une piste insuffisamment creusée.[20]
Outre une clarification du droit existant, qui pourrait renforcer la pression sur les Etats à un moment crucial pour l’avenir de notre planète, le contentieux pourrait aussi permettre aux demandeurs d’obtenir réparation d’éventuels dommages, ce qui serait d’autant plus précieux que la Commission du droit international (CDI) a délibérément évité la question de la réparation.[21] Les modalités de réparation dépendraient des objectifs de l’action. Mais rappelons qu’en droit international le dommage est entendu largement. Il peut être matériel et viser les biens ou les personnes ; le caractère indemnisable du dommage à l’environnement per se a également été reconnu.[22] Or, l’objectif de l’action en justice peut être aussi bien de demander réparation d’un préjudice matériel survenu (par la restitutio in integrum ou l’indemnisation), que de pousser un autre Etat à prévenir des dommages dans le futur. La constatation par le juge international de la violation d’une obligation peut être un mode de réparation adapté (on pense à la satisfaction) de même que les regrets, excuses, assurances et garanties de non-répétition. Il reste que, dans le cas d’atteinte à un intérêt collectif, pour la CDI, la gamme des droits liés à l’invocation de la responsabilité est nécessairement plus limitée que celle des droits auxquels peuvent prétendre les Etats lésés en général. En effet, l’Etat lésé n’est pas lésé de son propre chef et ne demande donc pas réparation pour son propre compte sous la forme d’une indemnisation par exemple. L’action est alors principalement centrée sur la ‘question de savoir s’il y a eu violation de la part d’un autre Etat et sur la cessation de la violation s’il s’agit d’une violation continue’.[23]

3. Un contentieux climatique interétatique : quels obstacles ?

Certains Etats ont déjà eu des velléités en la matière, mais ils ont été dissuadés d’intenter des recours au motif que cela aurait pu crisper des négociations internationales sur le climat déjà fort tendues. Ainsi de Tuvalu, un petit Etat insulaire du Pacifique Sud dont le territoire sera probablement immergé dans les 50 années qui viennent, qui a annoncé en 2002, sans donner suite, qu’il allait saisir la CIJ contre l’Australie.[24] Certains pousseront au contentieux au vu de l’insuffisance des résultats de la Conférence de Copenhague en 2009, dans l’idée de s’inspirer de l’exemple de l’Organisation mondiale du commerce au sein de laquelle les contentieux ont été stratégiquement employés par les gouvernements pour influencer les négociations et clarifier les obligations des Etats.[25] Palau, un autre petit Etat insulaire, a initié en 2011 une campagne auprès de l’Assemblée générale de l’ONU pour qu’elle demande un avis consultatif à la CIJ. Mais Palau a finalement renoncé, après le compromis obtenu à Durban et le lancement de nouvelles négociations, et a fortiori quand les Etats-Unis ont menacé d’interrompre leur aide au développement.[26] Un certain attentisme a marqué ensuite la préparation puis le lancement de l’Accord de Paris. Mais aujourd’hui, au moins trois raisons créent, sur le plan politique, un nouveau momentum pour le lancement de contentieux interétatiques : l’incohérence entre les objectifs posés par l’Accord de Paris et les trajectoires d’émission dans la ‘vraie vie’,[27] le caractère insatisfaisant pour les pays du Sud du Mécanisme international de Varsovie relatif aux pertes et préjudices liés aux incidences des changements climatiques[28] et l’absence d’atteinte des objectifs en termes de financements climatiques.[29]
Il est vrai que la plupart des auteurs font le même constat selon lequel le droit international est plutôt mal outillé en ce qui concerne la responsabilité pour les dommages climatiques.[30] Les conditions et modalités d’engagement de la responsabilité internationale de l’Etat sont en effet mises au défi par l’enjeu des changements climatiques, qu’il s’agisse d’établir le lien de causalité entre le dommage et la violation du droit international, d’établir l’intérêt à agir ou encore de trouver une juridiction compétente.
Etablir le lien de causalité. Pour engager la responsabilité d’un Etat, un lien de causalité doit être établi entre le dommage et la violation du droit international. Certes, l’origine humaine des changements climatiques n’est plus contestée ; elle est établie par les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat (GIEC). Toutefois, le système climatique est complexe et non linéaire. Même si nous avons à présent des estimations claires des contributions relatives des différents Etats s’agissant des gaz à effet de serre, tout au moins depuis les années 1990, les sources d’émission revêtent un caractère multiple, diffus et sont intraçables. Dès lors, la causalité humaine dans tel ou tel événement est impossible à déterminer. En dépit des progrès des sciences de l’attribution,[31] il demeure difficile d’isoler le facteur d’origine humaine, voire de déterminer la part de tel pays ou groupe de pays. Ainsi, si la causalité générale est établie, il n’en est pas de même de la causalité spécifique.
La CIJ a bien rappelé récemment qu’elle doit, pour accorder une indemnisation, rechercher ‘s’il existe un lien de causalité suffisamment direct et certain entre le fait illicite… et le préjudice subi par le demandeur’.[32] Or, à moins d’interprétations très souples du lien de causalité, voire d’application de méthodes reposant sur des probabilités, il semble difficile en l’état des connaissances scientifiques d’établir un rapport de causalité suffisamment direct et certain entre un dommage climatique et les émissions de tel Etat ou groupe d’Etats. Mais la démarche de la Cour semble relativement souple et ouverte. Elle admet que, s’agissant des dommages à l’environnement, le lien de causalité peut être problématique. Parce qu’ils sont possiblement attribuables à plusieurs causes concomitantes ou que le lien de causalité ne peut pas toujours être démontré avec certitude, compte tenu de l’état des connaissances scientifiques, la Cour précise qu’elle appréciera au cas par cas les difficultés de preuve ‘à la lumière des faits propres à l’affaire et des éléments de preuve présentés à la Cour’.[33] En outre, elle considère que ‘l’absence d’éléments de preuve suffisants quant à l’étendue des dommages matériels n’exclut pas dans tous les cas l’octroi d’une indemnisation […]’.[34] On ajoutera que, même si elle n’a pas mentionné l’Accord de Paris, elle a pris en compte les demandes du Costa Rica concernant le rôle des arbres dans la régulation des gaz et la qualité de l’air pour l’évaluation du préjudice écologique.[35]
Envisager un contentieux tourné non vers la demande de réparation d’un préjudice matériel écologique, mais vers la prévention de préjudices futurs, pourrait permettre de dépasser les difficultés causées par cette exigence de causalité. La demande serait alors articulée autour de la réparation du préjudice moral causé par exemple par la violation per se des obligations conventionnelles et/ou coutumières de diligence. Etablir la causalité ne pose dans ce cas pas de difficulté particulière, comme l’ont montré, cette fois à l’échelle nationale, certains procès climatiques, par exemple aux Pays-Bas ou plus récemment en France.[36]
Etablir l’intérêt à agir. En droit international, seuls les sujets lésés peuvent chercher à engager la responsabilité de l’auteur d’une violation du droit international. Or, la notion d’Etat lésé a longtemps été entendue strictement. En effet, en règle générale, le droit international ne reconnaît pas l’action populaire, soit la possibilité pour tout Etat de faire établir la responsabilité de tout autre Etat ayant enfreint la légalité internationale. En 1966, la CIJ affirmait : ‘s’il se peut que certains systèmes de droit interne connaissent cette notion, le droit international tel qu’il existe actuellement ne la reconnaît pas’.[37]
Ce principe tolère toutefois certaines exceptions. L’article 48 des Articles de la CDI sur la responsabilité des Etats admet qu’un Etat autre qu’un Etat lésé peut invoquer la responsabilité d’un Etat tiers pour défendre un intérêt collectif, lorsque ‘a) L’obligation violée est due à un groupe d’Etats dont il fait partie, et si l’obligation est établie aux fins de la protection d’un intérêt collectif du groupe ; ou b) L’obligation violée est due à la communauté internationale dans son ensemble’.[38] Les obligations protégeant un intérêt collectif du groupe peuvent ainsi découler de traités multilatéraux ou du droit international coutumier. Ces obligations collectives ou erga omnes partes peuvent, selon la CDI, concerner l’environnement ou la sécurité d’une région, comme en cas de traité régional établissant une zone dénucléarisée ou d’un système régional de protection des droits de l’homme. Dans ces hypothèses, l’Etat agit non pas en sa qualité individuelle en raison d’un préjudice qu’il aurait subi, mais en sa qualité de membre d’un groupe qui peut consister en l’ensemble des Etats parties à un traité (comme l’Accord de Paris du 12 décembre 2015 ou la Convention des Nations Unies de Montego Bay sur le droit de la mer du 10 décembre 1982) ou bien en la communauté internationale dans son ensemble. Il ne s’agit plus de faire valoir un droit subjectif, mais un intérêt objectif au respect de la légalité. L’Etat peut le faire seul, ou de concert avec un ou plusieurs autres Etats. Les obligations erga omnes créent des droits omnium, au respect desquels chacun peut prétendre.[39] Dans son avis consultatif du 1er février 2011, la Chambre pour le règlement des différends relatifs aux fonds marins du TIDM s’est appuyée sur les travaux de la CDI pour considérer que ‘Tout Etat Partie [à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer] pourrait également prétendre à réparation au vu du caractère erga omnes des obligations ayant trait à la préservation de l’environnement en haute mer et dans la Zone’,[40] en cohérence avec la qualification de la Zone en tant que patrimoine commun de l’humanité. Il s’agit bien d’une forme d’actio popularis, justifiée par le fait qu’un intérêt commun dépasse les intérêts individuels des Etats concernés. Cet élargissement de la notion d’Etat lésé est à même de faciliter l’engagement de la responsabilité internationale d’un Etat en cas de dommages aux ‘communs’.
Trouver un tribunal compétent. L’Etat lésé se heurtera à l’obstacle du principe du consentement à la juridiction internationale. Il lui sera ainsi difficile de trouver une juridiction compétente, à moins que les Etats n’acceptent de se soumettre à la juridiction une fois le différend survenu, ce qui reste très hypothétique. En effet, la clause de règlement des différends de l’article 14 de la CCNUCC, qui s’applique mutatis mutandis à l’Accord de Paris (article 24), n’est pas très contraignante. En pratique, très peu d’Etats ont accepté au préalable la soumission de leurs différends à la CIJ ou à un tribunal arbitral. Une telle clause risque fort de ne pas être d’un grand secours à un Etat qui voudrait ouvrir un contentieux. Dans le cadre de l’Accord de Paris, les Etats n’auront le plus souvent à leur disposition que la procédure de non-respect établie, laquelle est particulièrement souple. En effet, le comité d’application est ‘axé sur la facilitation, et fonctionne d’une manière qui est transparente, non accusatoire et non punitive’.[41] Il est bien loin de ce point de vue du Comité d’observance du Protocole de Kyoto, dont la Chambre de l’exécution se rapprochait par certains caractères d’une juridiction.[42]
Toutefois, on peut penser aussi à d’autres mécanismes conventionnels, tels que – pour les dommages causés à l’environnement marin par les émissions de gaz à effet de serre – ceux de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Partie XV), de l’Accord des Nations Unies sur les stocks de poissons chevauchants (Partie VIII), ou encore du Protocole de Montréal relatif à des substances qui appauvrissent la couche d’ozone (article 14 en lien avec l’article 11 de la Convention de Vienne), de la Convention sur la diversité biologique (article 27) ou à d’autres organes de contrôle de traités internationaux, des procédures de conciliation, voire à un possible avis de la CIJ sur une question juridique posée par les organes et institutions spécialisées des Nations Unies, voire du TIDM, lequel s’est montré très progressiste à plusieurs reprises. Si la pertinence d’une demande d’avis à la Cour pouvait être discutée durant les négociations qui ont conduit à la COP 21, la situation est différente aujourd’hui. Bien que les avis consultatifs ne soient pas obligatoires, ils fournissent une interprétation d’une grande autorité sur des questions de droit international.[43] Les contributions des Etats étant largement insuffisantes pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, il pourrait être opportun que la Cour ou le Tribunal clarifie leurs droits et obligations en la matière, y compris et surtout sur le fondement du droit coutumier.[44] Cela semble être le projet de Vanuatu,[45] comme l’y invite le Pacific Island Forum, une ONG composée d’étudiants en droit venant de 8 petits Etats insulaires du Pacifique et désireuse de les pousser à utiliser ‘l’arme du droit’ pour défendre la cause climatique et prévenir leur disparition sous l’eau. Qu’elle advienne par un avis consultatif ou une décision au contentieux, la clarification des obligations des Etats serait nécessairement précieuse pour les juges nationaux, inspirant leurs décisions et peut-être même, par là, contribuant à les mettre en cohérence. Cette clarification peut aussi résulter de contentieux internationaux opposant des Etats et des personnes privées, dans le domaine des droits de l’homme ou du droit des investissements. Des contentieux de ce type connaissent en effet, contrairement aux contentieux interétatiques, une véritable explosion[46]. La matière est donc en plein développement, invitant au dialogue des juges, d’une cour à l’autre, à niveau ou d’un ordre juridique à l’autre. C’est d’autant plus le cas que les contentieux climatiques, nationaux ou internationaux, sont au cœur de véritables stratégies de communication, et donc fortement médiatisés.[47]

* Aix Marseille Université, Université de Toulon, Université de Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence, France. Cette contribution s’inspire de nos travaux précédents, en particulier l’entrée ‘Climate Change Litigation’ in H Ruiz Fabri (dir) Max Planck Encyclopedia of International Procedural Law 2019 (en ligne) ; ‘La responsabilité internationale de l’Etat pour les dommages climatiques’ in C Cournil, L Varison (dir), Les procès climatiques : du national à l’international (Pedone 2018) 197-215.
[1] J Rockström, W Steffen, K Noone et al, ‘A safe operating space for humanity’ (2009) 461 Nature 472-475.
[2] Voir <climateactiontracker.org>.
[3] UNEP, The UNEP Global Climate Litigation Report: 2020 Status Review (2020) 2.
[4] Accord de Paris (adopté le 12 décembre 2015, entré en vigueur le 4 novembre 2016) UNTS XXVII.7.d.
[5] Voir par exemple la première décision rendue dans l’affaire française Commune de Grande Synthe et autres, Conseil d’Etat, requête n° 427301 (19 novembre 2020) par 9.
[6] Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, 2001, Texte adopté par la Commission à sa 53e session, en 2001, et soumis à l’Assemblée générale dans le cadre du rapport de la Commission sur les travaux de ladite session. Voir Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante-sixième session, Supplément n° 10 UN Doc A/56/10 (2001) art 1.
[7] Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (adoptée le 9 mai 1992, entré en vigueur le 21 mars 1994) 1771 UNTS 107.
[8] Protocole de Kyoto (adopté le 11 décembre 1997, entré en vigueur le 16 février 2005) 2303 UNTS 162.
[9] Précité.
[10] Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (adoptée le 10 décembre 1982, entrée en vigueur le 16 novembre 1994) 1833 UNTS 3. Voir A Boyle, ‘Litigating Climate Change under Part XII of the LOSC’ (2019) 34(3) Int J Marine Coastal L 458-481.
[11] Arrêt du 20 avril 2010, Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c Uruguay) (Arrêt) [2010] Rec CIJ 14 par 101.
[12] ibid. S Maljean-Dubois, ‘La due diligence dans la pratique : la protection de l’environnement’, intervention lors d’une journée d’études de la Société française pour le droit international et de la Société italienne pour le droit international, Le standard de due diligence et la responsabilité internationale (Le Mans, 24 février 2017) paru chez Pedone, Paris, 2018.
[13] S Maljean-Dubois, ‘The Relevance of Customary Law to Climate Law’ in B Mayer, A Zahar (eds) Debating Climate Law (CUP 2021) 15-28.
[14] UNEP, The Status of Climate Change Litigation – A Global Review (UNEP 2017) 4.
[15] Les arrêts de la CIJ ne bénéficient en principe que de l’autorité relative de la chose jugée (art 59 du Statut de la Cour).
[16] Art 2 par 1(a) de l’Accord de Paris précité.
[17] J Peel, ‘The Practice of Shared Responsibility in relation to Climate Change’, in A Nollkaemper, I Plakokefalos (eds) The Practice of Shared Responsibility in International Law (CUP 2016) 1009.
[18] CCNUCC art 2.
[19] PCA Case nº 2013-19 in the matter of the South China Sea Arbitration before an arbitral tribunal constituted under annex VII to the 1982 United Nations Convention on the law of the sea, between the Republic of the Philippines and the People’s Republic of China (Award of 12 July 2016) (2020) 33 RIAA 166 par 941 et 948.
[20] S Maljean-Dubois (n 13).
[21] Voir les explications sur le champ des travaux de la Commission du droit international sur l’atmosphère <legal.un.org/ilc/summaries/8_8.shtml>.
[22] CIJ, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c Nicaragua) indemnisation (Arrêt) [2018] Rec CIJ 15.
[23] Commission du droit international, Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs (2001) 367 <legal.un.org/ilc/texts/ instruments/french/commentaries/9_6_2001.pdf>.
[24] T Koivurova ‘International Legal Avenues to Address the Plight of Victims of Climate Change: Problems and Prospects’ (2007) 22 J Environmental L & Litigation 267.
[25] C Schwarte, R Byrne, International Climate Change Litigation and the Negotiation Process Working paper (FIELD 2010) 1.
[26] S Beck, E Burleson, ‘Inside the System, Outside the Box: Palau’s Pursuit of Climate Justice and Security at the United Nations’ (2014) 3 Transnational Environmental L 17.
[27] UNEP, Emissions Gap Report 2020 <www.unep.org/fr/emissions-gap-report-2020> (consulté le 23 mars 2021).
[28] M Doelle, ‘Loss and Damage in the UN Climate Regime’ in DA Farber, M Peeters (eds) Climate Change Law (Edward Elgar 2016) 622.
[29] ‘Climate Finance Provided and Mobilised by Developed Countries in 2013-18’ <www.oecd.org/fr/environnement/climate-finance-provided-and-mobilised-by-developed-countries-in-2013-18-f0773d55-en.htm>.
[30] C Voigt, ‘State Responsibility for Climate Change Damages’ (2008) 77 Nordic J Intl L 2.
[31] LJ Harrington, FEL Otto, ‘Attributable Damage Liability in a Non-linear Climate’ (2019) 153(1) Climate Change 15-20 ; M Burger, J Wentz, R Horton, ‘The Law and Science of Climate Change Attribution’ (2020) 45(1) Columbia J Environmental L 57-240.
[32] Certaines activités (n 22) par 34.
[33] ibid par 34.
[34] ibid, par 35, citant la sentence arbitrale de la Fonderie du Trail. Voir Fonderie du Trail, Sentence arbitrale du 11 mars 1941 (2006) III RIAA 1905.
[35] Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (n 22) par 86.
[36] CW Backes, G van der Veen, ‘Urgenda: the Final Judgment of the Dutch Supreme Court’ (2020) 17 J for European Environmental and Planning L 307-321 ; Décision du Conseil d’Etat français, Commune de Grande Synthe et autre, req n° 427301, 19 novembre 2020 ; Décision du Tribunal administratif de Paris, req n° 1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, Association Oxfam France, Association Notre Affaire à Tous, Fondation pour la Nature et l’Homme, Association Greenpeace France ; M Hautereau-Boutonnet, ‘‘Affaire du siècle’ : les promesses climatiques risquent d’engager ceux qui les font’ The Conversation (7 février 2021).
[37] Sud-Ouest africain (Deuxième phase) [1966] Rec CIJ 47.
[38] Commission du droit international, Articles sur la responsabilité de l’Etat (n 6).
[39] Barcelona Traction Light and Power company, Ltd, deuxième phase (Belgique c Espagne) [1970] Rec CIJ 32 ; Application de la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide (Arrêt sur les exceptions préliminaires) [1996] Rec CIJ 615 par 31.
[40] TIDM, Responsabilités et obligations des Etats dans le cadre d’activités menées dans la Zone (Avis consultatif) [2011] Rec TIDM par 180.
[41] Art 15(2) de l’Accord de Paris, nous soulignons.
[42] J Werksman, ‘Compliance and the Kyoto Protocol: Building a Backbone into a “Flexible” Regime’ (1999) YB Intl Environmental L 48.
[43] N Nedeski, T Sparks, G Hernández, ‘Judging Climate Change Obligations: Can the World Court Raise the Occasion? Part II: What Role for International Adjudication?’ Völkerrechtsblog (30 avril 2020).
[44] A Korman, G Barcia, ‘Rethinking Climate Change: Towards an International Court of Justice Advisory Opinion’ (2012) Yale J Intl L Online 35.
[45] T Stephens, ‘See You in Court? A Rising Tide of International Climate Litigation’ (30 octobre 2019) <www.lowyinstitute.org/the-interpreter/see-you-court-rising-tide-international-climate-litigation> ; B Carreon, ‘Vanuatu to seek international court opinion on climate change rights’ The Guardian (26 septembre 2021).
[46] UNEP, The UNEP Global Climate Litigation Report: 2020 Status Review (UNEP 2020) 4.
[47] A Wonneberger, R Vliegenthart, ‘Agenda-Setting Effects of Climate Change Litigation: Interrelations Across Issue Levels, Media, and Politics in the Case of Urgenda Against the Dutch Government, Environmental Communication’ (2021) 15 Environmental Communication 1-16.