1. Introduction

La question de la désobéissance à la loi est une des vieilles figures rhétoriques depuis Antigone: depuis, une sorte de dramaturgie s’est construite, se renouvelant de siècle en siècle pour mettre en valeur l’héroïque opposant à la loi injuste.

On pourrait croire que ce thème n’a plus cours, depuis que la loi est sensée émaner du Peuple, source de toute légitimité dans un Etat démocratique. Comment pourrait-on s’opposer à la norme émanée du corps social même, selon une procédure et avec des garanties qui excluent toute forme de dictature? Et pourtant, c’est au moment même où, au moment de la Révolution naissante en 1789 le texte le plus fondamental et le plus célèbre pour la démocratie est voté, que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce en son Article 2, dans la liste des droits ‘la résistance à l’oppression’.

Ce texte, toujours en vigueur, laisserait donc, en apparence, flotter au-dessus des institutions un droit à l’insurrection, en tout cas à la désobéissance si le système devenait oppressif. De fait, dans les années précédentes, le thème de la désobéissance civique a été plusieurs fois utilisé pour justifier le refus d’appliquer une loi, pourtant votée régulièrement et, quelquefois même, contrôlée par le Conseil Constitutionnel. Dernier exemple, très médiatisé, de cette désobéissance: le refus annoncé par des maires de célébrer des mariages concernant des personnes de même sexe. Après l’échec d’une contrôle a priori de la loi par le Conseil Constitutionnel le 17 mai 2013, après la parution d’une circulaire du Ministre de l’Intérieur le 13 juin 2013, les opposants au ‘mariage pour tous’ se sont saisis de la procédure dite de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) qui permet devant une juridiction où est pendante une affaire, de soulever l’exception d’inconstitutionnalité et de faire trancher le problème par le Conseil Constitutionnel sur demande de la juridiction. Cette question prioritaire de constitutionnalité a été tranchée par le Conseil Constitutionnel dans une décision du 18 octobre 2013.

On ne peut comprendre cette décision sur l’opposition de certains maires à célébrer une union entre deux personnes de même sexe qu’en mettant en perspective cette question particulière dans la thématique générale de la désobéissance à la loi.

 

2. La question de principe de la désobéissance à la loi

Le texte de la Déclaration de 1789 cité plus haut n’apporte qu’une fausse réponse à la question de la désobéissance. Elle n’implique pas un ‘droit de désobéir à toute loi jugée inique par la conscience d’un individu’.[1] Il faudrait une atteinte grave à la démocratie et aux droits fondamentaux pour, éventuellement, justifier une désobéissance à la loi.

De fait, les exemples passés de ‘désobéissance civique’ se sont placés dans la perspective d’une atteinte grave aux droits fondamentaux. C’est le cas, il y a longtemps, en 1971, lorsque 343 femmes dont des actrices célèbres et des féministes très engagées ont signé un texte pour déclarer qu’elles avaient avorté, alors que cet acte était puni par la loi et revendiquaient ainsi ‘le droit à l’avortement’. Mais plus avant encore, en 1960, le texte de l’appel de 121 écrivains, dont Jean-Paul Sartre, pour la désobéissance faisait de l’insoumission en pleine guerre d’Algérie un ‘droit’ opposable à l’autorité de l’Etat colonial. Plus près de nous, l’appel du 11 février 1997 dit des 59 (personnes appartenant au monde de la culture, du spectacle et des arts) contre un projet de loi concernant le statut des étrangers qui organisait un ‘fichier des hébergeants’ pour mieux contrôler l’entrée et la sortie des étrangers en France, a renoué avec cette tradition de désobéissance et a fourni l’occasion à des philosophes (comme Etienne Balibar) de théoriser cette ‘refondation de la démocratie’.[2]

Pourtant, dans tous ces cas, la désobéissance à la loi était justifiée par l’autorité d’autres lois, supérieures à celle qui était critiquée: Constitution ou Déclaration des droits. En d’autres termes, la désobéissance à la loi n’est que désobéissance à une loi: elle n’entraine pas la ruine de l’édifice juridique. Au contraire, d’une certaine manière, elle le conforte! Ce n’est pas en effet, seulement, l’appel à la conscience, à la morale, ou à la religion qui sert de base à la désobéissance: c’est l’invocation d’autres règles de droit en général de plus haute autorité.

En définitive, c’est donc au juge que la question est renvoyée: à lui de décider laquelle de ces lois il va appliquer. Nous sommes, en définitive, non plus dans un droit de résistance mais dans la banale situation de l’application de normes à la valeur et à l’autorité différentes, situation à la vérité fort classique pour tout juriste qui consiste à décider quelle est la norme applicable.

Mais il reste pourtant une autre situation, celle où le droit de résistance, comme tel, serait consacré. Nous en trouvons trace dans l’Article 122 du code pénal: le fonctionnaire n’a pas à exécuter un acte ‘manifestement illégal’. A fortiori s’il s’agissait d’un crime contre l’humanité (Articles 213-4). Nous sommes bien alors devant une étrange prescription où le texte demande au fonctionnaire de résister. Les administrativistes, dans les Facultés de Droit, ont tenté de théoriser cette situation par la ‘théorie des baïonnettes intelligentes’ – ce qui est un véritable oxymore! Ce ‘devoir de désobéissance’ peut être sanctionné disciplinairement pour le cas où le fonctionnaire n’aurait pas désobéi (Conseil d’Etat, 10 novembre 1944, Langneur). On comprend que cette ‘théorie’ est d’application limitée et risquée! D’ailleurs, pour le cas le plus célèbre, celui du secrétaire général de la Préfecture de la Gironde, Maurice Papon, accusé d’avoir, en signant les ordres de convoi ferroviaire, envoyé des centaines de juifs à la mort, c’est non pas sur ce terrain du droit administratif, mais sur celui du droit pénal de crime contre l’humanité, que la question a été posée.[3] On comprend la prudence des juristes qui rappelle celle bien ancienne de Thomas d’Aquin se demandant dans quelle condition un individu peut s’opposer à appliquer la loi. On se souvient que le savant théologien excuse toute loi injuste positive et même naturelle: ce n’est qu’une loi qui attenterait à l’autorité d’une loi divine qui pourrait justifier la désobéissance. Autant dire que la situation d’une résistance légitime à la loi devient un cas d’école ou presque!

Comme l’écrit S. Grosbon, le droit à la résistance à l’oppression est une ‘antilogie juridique et un oxymore politique’![4] Ce tableau général permet d’apprécier le cas particulier des maires refusant de célébrer les mariages entre personnes de même sexe.

 

3. La question particulière de la désobéissance à une loi

La loi du 17 mai 2013, validée par le Conseil Constitutionnel a modifié le code civil en permettant désormais que le mariage soit ‘contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe’ (Article 143). Pour la cérémonie, au cours de laquelle les consentements sont échangés, rien n’a été modifié: ‘ les officiers d’état civil exercent leurs fonction sous le contrôle du procureur de la République’. Cela concerne essentiellement le lieu du domicile ou de la résidence des époux ou de leurs parents, l’accomplissement des formalités administratives requises par le code, les éventuelles oppositions ou les empêchements au mariage. En dehors de cas prévus par la loi (cas d’empêchement) tout refus de célébrer le mariage constitue une voie de fait. C’est ce que rappelle la circulaire du Ministre de l’Intérieur du 13 juin 2013.

Comment se posait dès lors la question? Se trouvaient en concurrence deux situations différentes: celle des officiers d’état civil en tant que personnes revendiquant les libertés fondamentales; celle des officiers d’état civil en tant qu’agents publics soumis à des règles particulières.

Les maires et adjoints opposés à la célébration d’un mariage entre personnes de même sexe, excipaient d’une ‘clause de conscience’, pour pouvoir refuser la célébration, au nom de leurs convictions. Il y a un précédent fort: celui des médecins placés devant la demande d’un avortement non thérapeutique. Il ne peut être ici question que des médecins dans une structure publique (l’hôpital), situation différente de celle des médecins du secteur privé. Ce droit de la conscience opposable à l’acte médical pourtant autorisé par la loi rappela celui – mais dans un contexte privé – qu’ont les avocats de ne plus défendre un client ou du journaliste refusant la ligne éditoriale de son journal. Alors, fallait-il ici aussi consacrer une liberté de conscience au bénéfice des officiers de l’état civil?

Dans les années 70, déjà, ce problème s’était posé pour les ‘objecteurs de conscience’ jeunes gens refusant d’effectuer un service militaire armé et réclamant un service civil. On sait qu’il y avait alors contradiction entre la loi française et les normes européennes et que longtemps, les tribunaux  français ont condamné des objecteurs. Il avait fallu ensuite une loi spécifique pour que des objecteurs soient affectés à un service civil (Office National des forêts): depuis la fin du service obligatoire, la question ne se pose plus.

Dès lors, dans quelle condition un agent public peut-il exciper de son droit de conscience, de sa liberté personnelle? L’officier d’état civil n’est pas un fonctionnaire: c’est un élu et par définition, il a été choisi à l’occasion d’une élection libre où il a pu nécessairement faire état de son opinion, de ses préférences, de ses convictions. Ensuite, une fois élu, il conserve évidemment ses opinions mais, dans l’accomplissement de ses fonctions, il se trouve soumis à une autre règle qui est celle de l’intérêt public.

Pourtant, dans leur recours, les maires excipent de leur liberté de conscience garantie par les textes les plus élevés dans la hiérarchie juridique, notamment l’Article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (‘Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi’) et l’alinéa 5 du préambule de la Constitution de 1946, intégré dans la Constitution de 1958 (‘Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances’). Si donc la revendication des libertés pouvait être acceptée, les maires récalcitrants pouvaient ainsi opposer leur ‘conscience’. On sait que cela couvrait largement l’attachement à la fois à un catholicisme assez traditionaliste et à une croyance en ‘la nature des choses’. Le même discours avait été entendu lors de l’adoption du PACS (pacte civil de solidarité) permettant une union entre personnes du même sexe mais moins protecteur que le mariage. D’où le rappel par les maires de la neutralité de l’Etat en matière religieuse. Précisément, cette neutralité qui est le contenu de la laïcité n’est pas ici en cause! Le mariage pour tous ouvrait de nouveaux droits aux homosexuels sans diminuer ceux des hétérosexuels et la République n’imposait aucune croyance ni n’en combattait aucune. Quant à ‘la nature des choses’, elle est un argument conservateur qui veut laisser croire que l’ordre d’aujourd’hui est immuable. Le mariage est un acte d’union organisé par la société qui n’a besoin d’aucune autre justification que la demande sociale et l’organisation des rapports individuels. Il n’est pas un sacrement et ne dépend pas d’une consécration religieuse: ainsi se redouble la nature laïque du mariage. Dès lors, les prétentions apparemment universalistes des maires opposants ne résistaient pas à l’examen. De plus, précisément, la situation des officiers d’état civil n’est pas celle d’un simple citoyen: les règles de la fonction publique qu’ils occupent prévalent sur celles de l’individu ordinaire. Pendant le temps de leur fonction et pour l’accomplissement des actes de cette fonction, ces citoyens se trouvent soumis à d’autres règles. Celles-ci trouvaient leur justification dans le fait que, bien qu’agents élus et agissant dans une collectivité de base (la commune), ils ont aussi des pouvoirs et des responsabilités qui relèvent de l’Etat. Depuis le XVIème siècle au moins, l’état civil est une affaire d’Etat et, en tant que responsable de l’état civil (naissance, mariage, enterrement), l’officier agit au nom de l’Etat. Le service de l’état civil est un service public administratif qui requiert de ses agents (comme dans tous les services administratifs) obéissance et exécution de la loi. Evidemment, en dehors de ce service, l’agent public retrouve sa liberté de conscience et d’expression, d’autant plus qu’il est un personnage politique dans ce cas, donc amené à donner son opinion et à diffuser ses idées.

Ce dédoublement des droits entre espace public et espace privé est commun à tous les fonctionnaires et à tous les agents publics et l’on ne peut soutenir que les libertés ont été bafouées parce que l’agent public doit accepter d’appliquer la loi. La neutralité du service public renforce encore la nécessité de l’agent public d’accomplir les actes auxquels il est tenu par sa fonction même. Sinon, il commettrait une véritable discrimination, passible de peines de droit commun.

Cette observation permet de passer au deuxième élément de la situation de l’agent public: sa soumission aux règles de droit public. C’est d’ailleurs sur ce terrain que la circulaire du Ministre de l’Intérieur du 13 juin 2013 se place. Le refus de célébrer un mariage est certes possible… mais dans les cas prévu par la loi: dossier incomplet, nom et prénom différents de ceux portés dans les documents administratifs, empêchement (par exemple dans le cas de consanguinité) (Articles 146 et 175-1 du code civil). Mais, même dans ces cas, et dans celui d’une suspicion sérieuse d’absence de consentement libre, l’officier d’état civil doit saisir le procureur de la République qui décidera ou non de la célébration du mariage. Ainsi l’hypothèse qu’avaient soulevée des maires que le Préfet représentant l’Etat devait célébrer le mariage, n’a aucune valeur car c’est bien le juge judiciaire qui, en dernier ressort doit décider. C’est rappeler ainsi que la liberté du mariage est une composante de la liberté individuelle comme l’avait consacré le Conseil Constitutionnel (13 aout 1993), dès lors protégée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Toute obstacle à cette liberté constituerait une ‘voie de fait’, notion par laquelle l’acte est complétement dénué de valeur, n’est plus un acte administratif protégé par les règles publiques et, redevenant un simple fait, est justiciable non du juge administratif mais du juge judiciaire.

Plus grave encore, l’officier d’état civil qui refuserait de célébrer un mariage pour des raisons liées à ses valeurs personnelles pourrait être poursuivi sur la base des Articles 432-1 et 432-7 du code pénal. D’ailleurs, déjà un maire a été condamné pénalement (Cour d’appel Papeete, 1er septembre 2011). La condamnation peut être lourde (5 ans d’emprisonnement et 75000 euros d’amende). Outre cette sanction pénale il est possible que s’applique le régime disciplinaire prévu à l’Article L2122-16 du code général des collectivités publiques. Selon ces dispositions, les maires ou adjoints qui auraient refusé de célébrer un mariage entre personnes de même sexe, peuvent faire l’objet d’une suspension temporaire par le Ministre de l’Intérieur, voire d’une révocation par décret pris en Conseil des Ministres sur rapport du Ministre de l’Intérieur. On se souvient qu’il y a quelques années, un maire très connu comme figure nationale de l’écologie, Noël Mamère, avait été suspendu pour avoir procédé à un mariage alors interdit, entre deux hommes! Cette sanction avait évidemment fait beaucoup de bruit mais il apparaissait que cette célébration prématurée serait un jour légale: ce qui est le cas depuis la loi du 17 mai 2013.

Ce que l’on peut retenir de l’ensemble de ces considérations c’est qu’un agent public ne peut exciper de ses sentiments personnels pour ne pas accomplir un acte qui fait partie de sa fonction – hormis le cas où il recevrait un ordre manifestement illégal. Il ne saurait être juge du bien fondé d’une obligation lui incombant, lorsque celle-ci fait partie des exigences de sa fonction et qu’elle est prévue et organisée par la loi. En l’occurrence, il faut savoir faire la distinction entre deux situations. D’abord celle de l’homme public qui doit s’imposer des règles qui n’incombent pas à l’homme privé; souvent, c’est dans la gestion des biens et des finances que les problèmes se posent. Dans sa gestion, il devra se garder de tout acte qui démontrerait une position intéressée. On sait comment la confusion d’intérêts personnels ou partisans avec l’intérêt public est sanctionnée. Régulièrement viennent au jour des situations de conflits d’intérêts où l’on mesure les dégâts provoqués par le mélange d’intérêts personnels et de l’intérêt général. D’autre part, il faut aussi séparer dans l’homme public ce qui est politique et ce qui est administratif. Les officiers d’état civil cumulent les deux qualités: élus par le peuple, ils sont des politiques; mais assignés par la loi à certaines fonctions de l’Etat, il sont aussi des autorités administratives. Ce que l’élu voudrait faire, l’administrateur ne le peut pas.

Ce cloisonnement des logiques est au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. Comme homme politique, l’élu a le droit de critiquer, voire un jour de remettre en cause le mariage pour tous: il a tous les droits pour s’exprimer et tenter de changer un système qu’il désapprouve. Comme agent de l’Etat de droit, il est soumis au devoir d’obéissance à la loi démocratique et ne peut invoquer sa conscience pour refuser d’appliquer la loi.

La complexité de cette situation est peut-être le secret de la liberté de chacun et des libertés pour tous.

 

[1] D Lochak, ‘Le juge doit il appliquer une loi inique?’ in Juger sous Vichy, Colloque Ecole Nationale de la Magistrature (Editions du Seuil 1994).

[2] E Balibar, ‘Etat d’urgence démocratique’ Le Monde (Paris, 19 février 1997); mais aussi M Rocard, ‘Une certaine idée de la France’ Le Monde (Paris, 21 février 1997).

[3] M Miaille, ‘Désobéir à la loi?’ in Mélanges en l’honneur de Louis Constans (Presses Universitaires de Perpignan 1998) 309.

[4] S Grosbon, ‘La justiciabilité problématique du droit à la résistance à l’oppression: antilogie juridique et oxymore politique’ in V Champeil-Desplats, D Lochak (dir) A la recherche de l’effectivité des droits de l’homme (Presse Universitaires de Paris Ouest 2008) 139.