1. Introduction
Le déplacement de l’ambassade états-unienne en Israël de Tel Aviv à Jérusalem est prévu par le Jerusalem Embassy Act adopté par le Congrès en 1995,[1] mais les présidents des Etats-Unis ont longtemps exercé leur pouvoir de le reporter. Le 6 décembre 2017, Donald Trump a annoncé la reconnaissance par les Etats-Unis de Jérusalem comme capitale d’Israël et le déplacement de l’ambassade.[2] La nouvelle ambassade a été inaugurée le 14 mai 2018, à l’occasion du 70ème anniversaire de la proclamation d’indépendance d’Israël. Pour l’instant, le déplacement reste essentiellement symbolique: le 4 juin 2018, Donald Trump a reporté à nouveau l’ouverture de l’ambassade à Jérusalem; la réorganisation de la mission diplomatique (résidence de l’ambassadeur, déplacement d’un millier d’agents, …) selon les standards de sécurité requis s’étalera, au mieux, sur plusieurs années.[3] Toutefois, deux Etats (le Guatemala et le Paraguay) ont emboité le pas des Etats-Unis en annonçant le déplacement à Jérusalem de leur ambassade en Israël.
Le 28 septembre 2018, l’Etat de Palestine a introduit une instance contre les Etats-Unis devant la Cour internationale de Justice (CIJ), en alléguant que le déplacement de l’ambassade états-unienne constitue une violation de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961.[4] Cette étude ne porte pas sur les nombreuses questions soulevées par la requête palestinienne, mais sur la réaction de la communauté internationale aux mesures états-uniennes par la non-reconnaissance collective. Le 18 décembre 2017, Une résolution en ce sens, discutée au Conseil de sécurité des Nations Unies (CS), a recueilli 14 voix favorables sur 15, mais n’a pas été adoptée à cause du véto états-unien.[5] Le 21 décembre 2017, l’Assemblée générale (AG) a adopté la résolution ES-10/19, intitulée ‘Statut de Jérusalem’ (129 voix favorables contre 9, avec 35 abstentions). En particulier, l’AG

‘1. Affirme que toute décision ou action qui visent à modifier le caractère, le statut ou la composition démographique de la Ville sainte de Jérusalem n’ont aucun effet juridique, sont nulles et non avenues et doivent être rapportées en application des résolutions sur la question adoptées par le Conseil de sécurité, et, à cet égard, demande à tous les Etats de s’abstenir d’établir des missions diplomatiques dans la Ville sainte de Jérusalem, en application de la Résolution 478 (1980) du Conseil;
2. Exige que tous les Etats respectent les résolutions du Conseil de sécurité concernant la Ville sainte de Jérusalem et s’abstiennent de reconnaître les actions et les mesures qui y sont contraires’.

Comme il émerge des déclarations de plusieurs Etats, il ne s’agit pas que d’une censure politique: la résolution s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre des normes internationales, afin de garantir le respect du droit international et le rôle de l’Organisation des Nations Unies dans le conflit israélo-palestinien. Cette réaction soulève de nombreuses questions quant à l’objet, au contenu et aux effets de l’obligation de non-reconnaissance en droit international. La non-reconnaissance collective des mesures états-uniennes suppose leur illicéité, bien que celle-ci ne soit pas constatée explicitement. Le déplacement de l’ambassade est illicite en tant que tel (2), mais surtout parce qu’il implique la reconnaissance d’un statut illégal (3). Par conséquent, les mesures états-uniennes font l’objet d’une déclaration de nullité et d’une recommandation de ne pas en reconnaître la licéité (4).

2. Le déplacement de l’ambassade, mesure illicite en tant que telle

Lors des débats au CS, les Etats-Unis ont affirmé qu’ils ne permettront à aucun pays de leur dire où établir notre ambassade’.[6] Il reste que l’établissement des missions diplomatiques n’est licite que s’il ne contrevient à aucune norme de droit international. La résolution 478 (1980) du CS est spécifiquement applicable aux mesures états-uniennes. Adoptée (avec l’abstention des Etats-Unis) en réaction à l’adoption par Israël de la loi fondamentale déclarant Jérusalem capitale ‘une et indivisible’, elle ‘demande … aux Etats qui ont établi des missions diplomatiques à Jérusalem de retirer ces missions de la Ville sainte’.[7] A première vue, le passage concerné pourrait exprimer une recommandation, ce qui refléterait la volonté du CS de ne pas faire usage de son pouvoir d’établir une obligation. Toutefois, dans l’avis consultatif sur la Namibie la CIJ a considéré comme obligatoire, sur le fondement de l’article 25 de la Charte des Nations Unies, une disposition d’une résolution du CS rédigée en termes similaires.[8] Par conséquent, le déplacement de l’ambassade des Etats-Unis est incompatible avec la résolution 478 (1980).
L’interdiction d’établir des missions diplomatiques dans certaines circonstances est étroitement liée à l’obligation de non-reconnaissance établie en droit international général. Par-delà la résolution 478, l’interdiction d’établir des missions diplomatiques dans certains territoires a été reconnue et respectée dans plusieurs cas.[9] Cette abstention a souvent pour signification de refuser la reconnaissance de l’existence même, en tant qu’Etat, d’une autorité illégale (Rhodésie, Bantoustans, Chypre du Nord). Concernant plus précisément l’autorité d’un Etat reconnu sur un territoire annexé illégalement, dans l’avis consultatif sur la Namibie la CIJ a précisé que ‘les Etats Membres doivent s’abstenir d’accréditer auprès de l’Afrique du Sud des missions diplomatiques ou des missions spéciales dont la juridiction s’étendrait au territoire de la Namibie’. Ce dictum suppose un lien étroit avec l’obligation de non-reconnaissance. La conduite interdite ne consiste pas nécessairement à établir une mission diplomatique dans un territoire annexé illégalement, mais à inclure dans la juridiction d’une mission diplomatique un territoire annexé illégalement. Une telle conduite est illicite parce qu’elle implique la reconnaissance de l’autorité de l’Etat accréditaire sur le territoire annexé illégalement. Logiquement, l’interdiction doit s’étendre aussi bien à l’établissement de nouvelles missions diplomatiques qu’à la modification de la juridiction des missions diplomatiques existantes: dans le cas de Jérusalem, cette interdiction serait violée par la simple extension à des territoires annexés illégalement de la juridiction d’une ambassade située à Tel Aviv. En effet, la Cour poursuit: ‘[les Etats Membres] doivent également signifier aux autorités sud-africaines qu’en entretenant des relations diplomatiques ou consulaires avec l’Afrique du Sud ils n’entendent pas reconnaître par là son autorité sur la Namibie’.[10] La reconnaissance, même implicite, de l’autorité sur le territoire annexé illégalement suffit donc à constituer le fait illicite.
D’ailleurs, on voit mal comment la juridiction d’une mission diplomatique établie dans un territoire annexé illégalement pourrait ne pas s’étendre à ce territoire.[11] Selon la CIJ, ‘[les Etats Membres] doivent également signifier aux autorités sud-africaines qu’en entretenant des relations diplomatiques ou consulaires avec l’Afrique du Sud ils n’entendent pas reconnaître par là son autorité sur la Namibie’.[12] Pour les Etats qui maintiennent des relations diplomatiques avec l’Etat qui prétend avoir constitué un statut illégal, l’obligation de non-reconnaissance comprend, en plus d’une obligation d’abstention, l’obligation d’adopter des déclarations non ambiguës permettant d’éviter la reconnaissance implicite du statut illégal. En d’autres termes, l’établissement de la mission diplomatique sur un territoire annexé illégalement entraîne une présomption de reconnaissance. Il s’agit d’une présomption théoriquement réfragable, mais difficile à renverser en pratique.[13] Ainsi, l’interdiction d’établir des missions diplomatiques dans un territoire annexé illégalement est un corollaire de l’obligation de non-reconnaissance des statuts illégaux.
Cela permet d’expliquer pourquoi la réaction de la communauté internationale est intervenue à l’occasion de l’annonce du déplacement de l’ambassade, bien avant le déplacement effectif. A ce stade, un fait illicite était déjà constitué: la reconnaissance d’un statut de Jérusalem incompatible avec les résolutions du CS et avec le droit international général. Puisque la reconnaissance d’un statut est une opération essentiellement linguistique, le seuil de matérialité et de normativité des mesures susceptibles de constituer une reconnaissance d’un statut illégal est très bas: de simples déclarations suffisent, si elles émanent d’une autorité qui peut engager la responsabilité l’Etat et si elles sont dépourvues d’ambiguïté. La déclaration présidentielle du 6 décembre 2017 est illicite car elle implique la reconnaissance d’un statut illégal.

3. La reconnaissance par les Etats-Unis d’un statut illégal

L’illicéité de la déclaration présidentielle résulte de la violation des résolutions du CS et du droit international général (3.1). Le contenu de la déclaration est incompatible avec le statut international de Jérusalem (3.2).

3.1. Les normes violées

Le constat qu’Antonio Cassese faisait en 1986 sur le statut international de Jérusalem reste valable:

‘international law … confine[s] itself to an essentially negative stand, that is to withholding its endorsement of the de facto situation By and large international law does not seem to provide a solution in positive terms … Although international law does not furnish a fully-fledged substantive settlement, at least it enjoins the procedure to be followed’.[14]

Les résolutions du CS (3.1.1) et le droit international général (3.1.2) n’établissent pas un statut ‘positif’ pour la ville de Jérusalem, mais permettent d’identifier un statut ‘négatif’ dont la reconnaissance est illicite.

3.1.1. Les résolutions du CS

Les résolutions du CS posent des principes procéduraux pour l’établissement futur d’un statut définitif de Jérusalem pleinement compatible avec les ordres juridiques onusien et international. Ces principes sont rappelés dans le préambule de la résolution ES-10/19: ‘Jérusalem est une question qui relève du statut final et qui doit être réglée par la voie de la négociation, comme le prévoient les résolutions pertinentes des organes de l’Organisation des Nations Unies’. Surtout, les résolutions adoptées par le CS depuis 1967[15] impliquent l’illicéité de l’occupation israélienne résultant de la Guerre des Six jours[16] et établissent l’illégalité des mesures israéliennes visant à modifier le statut de Jérusalem.[17] Dans la résolution 2334 (2016), le CS condamne à nouveau les mesures visant à modifier le statut du ‘Territoire palestinien occupé depuis 1967, y compris Jérusalem-Est’,[18] ‘souligne qu’il ne reconnaîtra aucune modification aux frontières du 4 juin 1967, y compris en ce qui concerne Jérusalem, autres que celles convenues par les parties par la voie de négociations’[19] et ‘demande à tous les Etats … de faire une distinction, dans leurs échanges en la matière, entre le territoire de l’Etat d’Israël et les territoires occupés depuis 1967’.[20]
La résolution 478 (1980) est particulièrement pertinente: le CS ‘décide de ne pas reconnaître la ‘loi fondamentale’ et les autres actions d’Israël qui, du fait de cette loi, cherchent à modifier le caractère et le statut de Jérusalem’[21] et ‘demande à tous les Etats membres d’accepter cette décision’.[22] L’argument, avancé par les Etats-Unis, selon lequel la résolution 478 dans son ensemble n’aurait pas de portée normative[23] n’emporte pas la conviction. Selon le raisonnement de la CIJ dans l’avis consultatif sur la Namibie, dans ce cas le verbe « demander » semble exprimer une véritable obligation.[24] En tout état de cause, l’acceptation demandée semble concerner uniquement l’ordre juridique interne de chaque Etat. Il est vrai que, dans le cas des Etats-Unis, le Jerusalem Embassy Act et la déclaration présidentielle du 6 décembre 2017 manifestent un refus d’acceptation. Toutefois, du point de vue de l’ONU, l’acceptation par les Etats Membres ne constitue pas une condition d’opposabilité. La décision du CS, inconditionnelle, est pleinement acquise dans l’ordre juridique onusien et opposable à tous les Membres. Comme l’obligation de retrait des missions diplomatiques du paragraphe 5(b) (supra, section 2), la décision de non-reconnaissance est obligatoire en ce sens qu’elle rend illicite du point de vue de l’ONU tout acte unilatéral d’un Etat membre qui serait incompatible avec elle. L’incompatibilité des mesures états-uniennes avec cette décision peut donc être normative et non simplement linguistique.
La résolution ES-10/19 sous-entend que la déclaration présidentielle du 6 décembre 2017 est illicite car elle implique la reconnaissance d’un statut de Jérusalem incompatible avec ces résolutions du CS. Cependant, la résolution implique aussi le constat de la violation par les Etats-Unis de l’obligation de droit international général de ne pas reconnaître des situations illégales.

3.1.2. L’obligation coutumière de non-reconnaissance des situations illégales

L’obligation coutumière de non-reconnaissance n’est pas rappelée explicitement dans la résolution ES-10/19. L’absence de ce rappel spécifique ne surprend pas, étant donné la formulation concise de la résolution. En revanche, puisque les mesures états-uniennes concernent indirectement les conséquences des violations de normes essentielles de l’ordre juridique international, il est plus étonnant que l’AG ne se réfère pas, d’une manière plus générale, au droit international. Alors que d’autres résolutions sur la situation à Jérusalem n’ont pas hésité à se situer clairement sur le terrain du droit international général, sans se borner à la dimension onusienne de la question,[25] la résolution ES-10/19 l’AG semble éviter soigneusement cette option. Le préambule réaffirme que l’acquisition de territoire par la force est inadmissible, mais elle la rattache uniquement au respect des buts et principes énoncés dans la Charte des Nations, sans rappeler sa valeur coutumière. En revanche, lors des débats au sein du CS et de l’AG, certains Etats ont invoqué le respect du droit international en général, ce qui doit impliquer une référence à l’obligation de non-reconnaissance.[26] Malgré le silence sur ce point, l’AG participe, par la censure des mesures états-uniennes, à la mise en œuvre de l’obligation coutumière de non-reconnaissance violée par les Etats-Unis.[27] Le caractère coutumier de l’obligation de non-reconnaissance, déjà bien établi,[28] en ressort renforcé: la résolution nourrit la pratique en la matière, et les déclarations des Etats qui font référence au droit international confirment l’existence, à tout le moins en ce qui les concerne, de l’opinio juris.
L’interdiction du recours à la force incompatible avec la Charte des Nations Unies est une norme de jus cogens, au même titre que l’acquisition des territoires occupés par un tel recours à la force. Parmi les conséquences des violations graves de ces normes, aucun Etat ne doit reconnaître comme licites les situations qui en découlent, ni prêter aide ou assistance au maintien de ces situations.[29] Constituée en violation directe d’une norme de jus cogens, l’acquisition des territoires occupés illégalement est radicalement incompatible avec l’ordre juridique international: elle ne peut avoir aucun effet juridique, si bien qu’elle est ‘nulle et non avenue’ dans l’ordre juridique international[30] et doit être retirée de l’ordre juridique interne de l’Etat membre qui l’a adoptée.[31] Ces conséquences particulières de la violation de l’interdiction de l’acquisition des territoires occupés illégalement sont intrinsèquement liées au caractère impératif de cette norme, c’est-à-dire au fait qu’aucune dérogation à cette norme n’est permissible. Puisqu’elle est la conséquence de la violation d’une norme de jus cogens, l’obligation de ne pas reconnaître l’acquisition des territoires occupés par un recours à la force illégal est logiquement une obligation erga omnes.[32] La résolution ES-10/19 met en œuvre cette obligation en confirmant la non-reconnaissance collective de l’annexion par Israël des territoires occupés. Les Etats-Unis violent l’obligation, dont le respect est dû à la communauté internationale dans son ensemble, de ne pas reconnaître le statut de Jérusalem prétendument créé par Israël. Il faut donc vérifier dans quelle mesure le contenu de la déclaration présidentielle du 6 décembre 2017 implique la reconnaissance d’un statut illicite.

3.2. L’incompatibilité de la déclaration présidentielle avec le statut international de Jérusalem

L’identification des limites de l’obligation de non-reconnaissance violée par les Etats-Unis exige une analyse du statut international de Jérusalem (3.2.1). La déclaration présidentielle du 6 décembre 2017, conçue pour être ambiguë, est illicite car elle implique la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur l’ensemble de la ville (3.2.2).

3.2.1. Le statut international de Jérusalem

L’annexion israélienne de Jérusalem dans son ensemble, et a fortiori la qualification de Jérusalem dans son ensemble comme capitale d’Israël, sont illégales. Toutefois, en raison des incertitudes quant aux frontières du 4 juin 1967, l’analyse devient plus délicate en ce qui concerne le statut des différentes parties de la ville, considérées séparément. En attendant le règlement du statut final de Jérusalem par la négociation entre les parties,[33] il est difficile de déterminer avec précision le statut international de la ville. Bien que largement compatibles, le droit international général et le droit onusien n’aboutissent pas nécessairement à des résultats strictement identiques: il peut théoriquement exister un décalage entre l’un et l’autre, qui correspond en partie au décalage entre le droit international et le consensus politique international.
On sait que dans le projet de partition de la Palestine recommandé par l’AG dans la résolution 181 (II) de 1947, le statut envisagé pour Jérusalem était celui d’un corpus separatum sous un régime international spécial administré par l’ONU. Cette solution n’a jamais été effective, et sa viabilité politique a toujours été plus que douteuse. Certains Etats voient encore aujourd’hui dans le statut de corpus separatum ‘la base du statut spécial de Jérusalem au regard du droit des Nations Unies et du droit international’.[34] La position officielle de l’ONU ne penche ni pour l’internationalisation ni pour la séparation de Jérusalem: le contenu du statut final de la ville n’est pas déterminé.[35] Le statut de Jérusalem-Est ne fait aucun doute: il s’agit d’une partie des territoires occupés de manière illégale en 1967, si bien que leur annexion est illégale. Le statut du ‘no-man’s land’ issu des lignes d’armistice de 1949 est plus ambigu. Les résolutions du CS ne mentionnent pas cette partie de la ville parmi les territoires occupés, si bien que la reconnaissance de la souveraineté israélienne ne semble pas incompatible avec ces résolutions. Toutefois, du point de vue du droit international général, le ‘no-man’s land’ semble faire partie des territoires occupés,[36] si bien que son annexion est illégale.
Quant à Jérusalem-Ouest, l’existence d’un titre territorial qui fonderait la souveraineté israélienne est incertaine. Les avis des auteurs les plus qualifiés divergent. Dans le meilleur des cas, ce titre s’est formé entre 1948 et 1967 à la suite de l’occupation de Jérusalem-Ouest par Israël.[37] Etant donné les incertitudes qui entourent le titre territorial, la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur Jérusalem-Ouest ne peut reposer que sur des considérations qui mettent en valeur l’effectivité et l’opportunité politique. Les positions des Etats sont variées,[38] mais la souveraineté israélienne fait l’objet d’une large reconnaissance de facto, qui consiste à prendre acte du contrôle et des prétentions d’Israël sans se prononcer sur leur licéité. En avril 2017, la Russie a adopté une déclaration qui semble impliquer la reconnaissance de jure de Jérusalem-Ouest comme capitale d’Israël.[39] Cette reconnaissance, qui n’a pas remis en cause le maintien de l’ambassade russe à Tel Aviv, ne semble avoir suscité aucune protestation officielle. Etant donné que la création, à terme, de deux Etats est la solution soutenue par l’ONU,[40] la partition de Jérusalem, dont l’Ouest deviendrait capitale d’Israël et l’Est capitale de la Palestine, est l’une des solutions politiquement possibles dans les négociations sur le statut final de la ville. Sur le plan politique, ce qui est refusé par plusieurs Etats n’est pas ce résultat, mais son obtention par des actions unilatérales.[41]
La situation de Jérusalem-Ouest illustre la tension qui peut exister entre l’obligation de non-reconnaissance et le ‘principled pragmatism’ invoqué par la déclaration présidentielle du 6 décembre 2017.[42] A priori, seulement deux options sont possibles: soit l’annexion de Jérusalem-Ouest est licite (par nature ou grâce à l’acquiescement implicite de la communauté internationale et de l’ONU) et sa reconnaissance l’est aussi, soit cette annexion est contraire au droit international. Dans ce dernier cas, sa reconnaissance est interdite, sauf si on postule qu’il ne s’agit pas d’une ‘violation grave’ au sens de l’article 40 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite.[43] Si l’annexion de Jérusalem-Ouest était illégale (une hypothèse que cette étude n’a pas pour but de vérifier), l’obligation erga omnes de non-reconnaissance de la souveraineté israélienne sur Jérusalem-Ouest serait opposable à l’Etat de Palestine et à l’OLP.[44] Dans cette hypothèse, une reconnaissance unilatérale par ceux-ci de la souveraineté israélienne sur Jérusalem-Ouest serait illicite, alors même qu’elle pourrait permettre, dans certains contextes politiques, une avancée vers le règlement d’ensemble du conflit israélo-palestinien.[45] Or, il est significatif que la position officielle palestinienne sur le statut de Jérusalem consiste à contester la souveraineté israélienne sur Jérusalem-Est et à réaffirmer que le statut de la ville dans son ensemble doit faire l’objet de négociations, mais ne mentionne pas Jérusalem-Ouest.[46]
La déclaration présidentielle du 6 décembre 2017 exploite, dans une certaine mesure, les incertitudes relatives au statut international de Jérusalem et le décalage qui peut exister entre ce qui est licite et ce qui est politiquement admissible.

3.2.2. La reconnaissance implicite par les Etats-Unis de la souveraineté israélienne sur toute la ville

L’ambiguïté de la position états-unienne, intrinsèque au choix de déplacer l’ambassade à Jérusalem (supra, section 2), entraîne une présomption de reconnaissance que les Etats-Unis auraient sans doute pu renverser. Une exclusion non ambiguë de la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur Jérusalem-Est n’aurait peut-être pas suffi à lever tout doute sur la licéité de la position états-unienne, étant donné le statut incertain de Jérusalem-Ouest. Cependant, elle aurait réduit significativement l’écart par rapport à la position onusienne, créant une situation similaire à celle de la reconnaissance russe de la souveraineté israélienne sur Jérusalem-Ouest.[47] Bien au contraire, l’annonce présidentielle du déplacement de l’ambassade a visiblement été conçue pour entretenir l’ambiguïté sur sa portée. La déclaration reconnaît explicitement Jérusalem comme capitale d’Israël, mais souligne que

‘The United States continues to take no position on any final status issues. The specific boundaries of Israeli sovereignty in Jerusalem are subject to final status negotiations between the parties. The United States is not taking a position on boundaries or borders’.[48]

La déclaration présidentielle implique nécessairement la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur au moins une partie de Jérusalem, et n’exclut pas la reconnaissance de la souveraineté sur l’ensemble de la ville. En ce sens, cette position est compatible avec la position israélienne, et notamment avec la loi de 1980. Toutefois, la déclaration n’implique pas nécessairement la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur l’ensemble de la ville, ce qui en permet une interprétation conforme aux résolutions onusiennes, voire au droit international général: Jérusalem-Est ne serait pas couverte par la déclaration présidentielle. En réalité, cette interprétation est affaiblie par plusieurs indices. La déclaration présidentielle fait référence au Jérusalem Embassy Act de 1995, qui mentionne Jérusalem comme capitale d’Israël, unifiée en 1967.[49] La situation même de l’ambassade, située pour partie à Jérusalem-Ouest et pour partie dans le ‘no-man’s land’ issu des lignes d’armistice de 1949, implique que la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël ne se borne pas à la partie ouest de la ville.[50]
Il faut en conclure que les Etats-Unis ont violé l’obligation de non-reconnaissance du statut illégal de Jérusalem qu’Israël prétend avoir créé. L’illicéité des mesures états-uniennes engage la responsabilité des Etats-Unis, et plusieurs questions se posent sur les autres conséquences du fait illicite états-unien.

4. Les conséquences du fait illicite états-unien

Les mesures états-uniennes font l’objet d’une non-reconnaissance collective, qui constitue la mise en œuvre d’une obligation de non-reconnaissance des mesures incompatibles avec les résolutions du CS. La non-reconnaissance prend deux formes: la déclaration de nullité des mesures états-uniennes (4.1) et la recommandation faite aux Etats de ne pas les reconnaître (4.2). Il faut donc déterminer quel est le contenu de l’obligation de non-reconnaissance des mesures états-uniennes (4.3).

4.1. Effets de la déclaration de nullité

Dans la résolution ES-10/19, toute décision ou action visant à modifier le statut de Jérusalem fait l’objet de la non-reconnaissance. En particulier, la non-reconnaissance ne se limite pas aux actions qui visent à modifier ce statut directement, c’est-à-dire les mesures israéliennes: la reconnaissance par les Etats-Unis d’un statut illégal est aussi concernée. Toutefois, selon l’article 41, par 2 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, seule la violation de normes impératives a pour conséquence une obligation de non-reconnaissance.[51] Par conséquent, parmi les actions visant à modifier le statut de Jérusalem, du point de vue du droit international général seules les actions contraires au jus cogens doivent faire l’objet d’une non-reconnaissance. Cela inclut uniquement les actions israéliennes contraires à l’interdiction de l’acquisition de territoires occupés illégalement.[52] Les mesures états-uniennes ne constituent pas, en tant que telles, des violations de normes de jus cogens.[53]
L’AG considère-t-elle l’obligation de non-reconnaissance comme une norme de jus cogens? Cette hypothèse laisse perplexe. Certes, sur le plan logique la nécessité d’éviter la consolidation de situations contraires au jus cogens correspond aux intérêts fondamentaux de la communauté internationale. Des mesures indirectes, comme la reconnaissance de reconnaissance (dans ce cas, la reconnaissance des mesures états-uniennes qui reconnaissent un statut illégal), peuvent indéniablement contribuer à une telle consolidation. Cependant, l’intensité de la protection des intérêts de la communauté internationale diminue à mesure qu’on s’éloigne de la violation primaire du jus cogens: les actes adoptés en violation directe du jus cogens sont nuls, mais la reconnaissance des effets juridiques de ces actes est simplement illicite, jusqu’à preuve du contraire. En effet, si le caractère erga omnes de l’obligation de non-reconnaissance ne fait pas de doute, son caractère impératif devrait être accepté et reconnu par la communauté internationale des Etats dans son ensemble. La résolution ES-10/19 est trop ambiguë sur ce point pour manifester l’existence ou l’émergence d’une telle norme de jus cogens. Il faut donc admettre que, du point de vue du droit international général, la non-reconnaissance collective des mesures états-uniennes porte sur la violation d’une norme non impérative: l’obligation de non-reconnaissance du statut de Jérusalem prétendument créé par Israël.
Cela pourrait impliquer qu’en droit international général, contrairement à ce qu’indique l’article 41, par 2 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, l’obligation de non-reconnaissance en tant que norme secondaire peut être aussi la conséquence de la violation d’obligations erga omnes établies par des normes non impératives.[54] Cette hypothèse peut emporter la conviction si l’on postule que la résolution ES-10/19 met en œuvre l’obligation coutumière de non-reconnaissance, en l’étendant aux mesures états-uniennes.
Or, sur ce point l’AG ne semble pas vouloir mettre en œuvre le droit coutumier. La situation est inhabituelle: la non-reconnaissance a pour objet une reconnaissance. En d’autres termes, il s’agit d’un cas dans lequel l’obligation de non-reconnaissance joue à la fois comme norme secondaire (conséquence de la violation du jus cogens par Israël), comme norme primaire (violée par les Etats-Unis) et à nouveau comme norme secondaire (conséquence du fait illicite des Etats-Unis). Bien qu’en théorie la non-reconnaissance puisse faire l’objet d’une obligation primaire,[55] dans la pratique internationale il s’agit essentiellement d’une norme secondaire, qui ne s’applique qu’en conséquence de la violation grave d’un sous-ensemble des normes primaires, les normes impératives. La non-reconnaissance du statut de Jérusalem établi per Israël enrichit la pratique déjà établie, alors que la non-reconnaissance des mesures états-uniennes entame une pratique nouvelle. Quant à l’opinio juris, le silence de l’Assemblé générale sur le droit international général et les déclarations des Etats, peu circonstanciées à ce sujet, constituent des indices négatifs. On peut conclure à l’absence d’une obligation coutumière de non-reconnaissance de toute reconnaissance illicite.
Si la déclaration de nullité des mesures états-uniennes ne constitue pas la mise en œuvre d’une obligation coutumière, à première vue on peut considérer que la non-reconnaissance des mesures états-uniennes, à la différence de la non-reconnaissance de l’annexion israélienne des territoires occupés illégalement, constitue l’exercice d’une simple faculté. Il s’agirait donc d’une censure essentiellement politique: pour des raisons d’opportunité, la non-reconnaissance aurait été préférée parmi les options également licites de reconnaître, ne pas reconnaître ou ne pas se prononcer. Or, cette hypothèse ne rend pas compte de la déclaration de nullité. Celle-ci suppose un fondement juridique et donc une véritable obligation de non-reconnaissance. Bien que purement théorique dans la plupart des situations, dans ce cas la distinction du droit international général et de l’ordre juridique onusien peut être utile: alors que le premier se réfère essentiellement au droit coutumier, le second est le système conventionnel et institutionnel issu de la Charte des Nations Unies. Puisque la non-reconnaissance des mesures états-uniennes est explicitement liée à la violation par les Etats-Unis des résolutions du CS, le fondement et les effets de la déclaration de nullité doivent être recherchés dans l’ordre juridique onusien.
La résolution ES-10/19 laisse entendre que la violation des résolutions du CS a, au sein de l’ordre juridique onusien, des conséquences équivalentes à celles de normes impératives dans l’ordre juridique international. Ainsi, la résolution révèle l’existence, dans l’ordre juridique onusien, d’une obligation implicite de non-reconnaissance des mesures illégales car incompatibles avec les résolutions du CS. Il s’agit d’une conséquence logique d’une exigence ‘constitutionnelle’ voire existentielle de l’ordre juridique onusien, qui relève des intérêts fondamentaux de l’Organisation: le respect des décisions du CS, que ‘les Membres de l’Organisation conviennent d’accepter et d’appliquer’ selon l’article 25 de la Charte. L’AG intervient pour préserver les effets des résolutions du CS, à titre supplétif dans le cadre de la résolution Union pour la paix.[56] Dans ce cas, le CS n’a pas exercé cette fonction, dont il a la responsabilité principale, en raison du véto états-unien. Toutefois, ce véto ne suffit pas à permettre une exception à l’obligation de non-reconnaissance des mesures incompatibles avec les résolutions du CS: seule une nouvelle résolution du CS aurait pu obtenir cet effet.
L’AG fait découler de la violation des résolutions du CS la nullité des mesures états-uniennes. Cependant, les effets du constat de la nullité des mesures états-uniens sont uniquement déclaratifs: l’AG n’entend pas créer des obligations nouvelles pour les Membres, mais simplement confirmer et constater les effets des résolutions du CS. D’ailleurs, quand bien même la volonté de l’AG aurait été différente, l’AG n’a pas le pouvoir d’adopter des actes à effet obligatoire, même lorsqu’elle agit dans le cadre de la résolution Union pour la paix. Ainsi, l’obligation de retirer les mesures concernées de l’ordre juridique interne états-unien n’existe que dans la limite des résolutions du CS. La formulation de la résolution 478 (supra, section 3.1.1) semble impliquer que les Etats-Unis ne sont pas obligés de retirer leurs mesures de leur ordre juridique interne, malgré leur illicéité avérée. Par conséquent, les effets de la déclaration de nullité se limitent principalement à l’ordre juridique onusien.
Par-delà la déclaration de nullité des mesures états-uniennes, la deuxième composante de leur non-reconnaissance collective est la recommandation faite aux Etats de ne pas reconnaître ces mesures.

4.2. La recommandation de ne pas reconnaître les mesures états-uniennes

La résolution ES-10/19 oblige-t-elle les Etats à ne pas reconnaître les mesures états-uniennes ou se borne-t-elle à recommander cette pratique? Bien que politiquement plus fort que d’autres, le verbe ‘exige’ (en anglais demands) n’exprime pas une obligation mais une recommandation. Toutefois, l’absence de caractère obligatoire de la résolution ne permet pas de tirer des conclusions à ce sujet: la résolution de l’AG met en œuvre une obligation de non-reconnaissance préexistante, en coordonnant la non-reconnaissance collective.[57] Pour poser différemment la question déjà soulevée par la déclaration de nullité des mesures états-uniennes: est-ce que la violation d’une obligation de non-reconnaissance entraîne une nouvelle obligation de non-reconnaissance? Par la résolution ES-10/19, ce processus d’autopoïèse de normes est à l’œuvre dans l’ordre juridique onusien, où il renforce l’effet des résolutions du CS qui établissent ou constatent une obligation de non-reconnaissance (supra, section 4.1).
L’AG met en œuvre l’obligation onusienne de non-reconnaissance des mesures incompatibles avec les résolutions du CS, qui est opposable aux Etats indépendamment du contenu de ses résolutions. Il est vrai que, puisque l’AG ne peut pas adopter des actes obligeant les Membres à tenir une certaine conduite, une décision du CS obligeant explicitement les Etats à ne pas reconnaître les mesures états-uniennes aurait assuré une plus grande sécurité juridique. En tout état de cause, on voit mal comment la reconnaissance des mesures états-uniennes pourrait ne pas impliquer la reconnaissance d’un statut de Jérusalem incompatible avec les résolutions du CS (et avec le droit international général). La seule solution consiste à reconnaître les mesures états-uniennes en les interprétant de manière conforme aux résolutions du CS et au droit international général, c’est-à-dire… sans les reconnaître. Faute d’une non-reconnaissance suffisante, la mesure en question serait illicite non en raison de la reconnaissance de la situation causée par le fait illicite des Etats-Unis, mais de la reconnaissance de la situation causée par la violation du jus cogens par Israël. La pratique recommandée aux Etats a donc une portée normative, tant directe que reflexe, qui justifie que l’on s’interroge sur son contenu: quelles actions seraient de nature à constituer une reconnaissance des mesures états-uniennes?

4.3. Le contenu de l’obligation de non-reconnaissance des mesures états-uniennes

La (non-)reconnaissance n’a pas pour objet l’effectivité des mesures états-uniennes, mais leur licéité. S’agissant d’une opération essentiellement linguistique, la reconnaissance suppose principalement des déclarations unilatérales ou des accords internationaux, qui peuvent faire l’objet d’une interprétation. Par-delà ces actes, il n’est pas aisé de déterminer quelles mesures impliqueraient la reconnaissance de la position états-unienne, et dans quelle mesure la recommandation de non-reconnaissance est suivie. Cette situation illustre les difficultés qui entourent l’obligation de non-reconnaissance en général.[58] Par exemple, est-ce que la participation à une réception pour célébrer le déplacement de l’ambassade états-unienne à Jérusalem constitue une reconnaissance de la conduite états-unienne?[59] Cette action purement matérielle et de faible importance diplomatique semble s’inscrire dans une reconnaissance de facto. Sans doute, il en irait différemment pour une réunion d’ambassadeurs, qui impliquerait une approbation plus solide de la position états-unienne, voire une reconnaissance de jure.
La difficulté de cerner le contenu de l’obligation de non-reconnaissance est illustrée aussi par le fait que la résolution ES-10/19 ne recommande pas explicitement de s’abstenir des actions qui prêtent aide ou assistance au maintien de la situation créée par la conduite états-unienne, qui n’impliquent pas toujours la reconnaissance. Ce silence est logique, car une telle recommandation n’aurait pas de lien avec le contenu du fait illicite états-unien. L’hypothèse d’école du financement, par un autre Etat, de travaux de rénovation ou d’agrandissement de l’ambassade états-unienne prêterait indéniablement assistance au maintien de l’ambassade à Jérusalem. Or, cette action n’aurait aucune influence sur la position états-unienne sur le statut de Jérusalem, qui constitue le fait illicite.
En dehors des mesures liées à l’ambassade, il est tout aussi difficile de concevoir des mesures de non-reconnaissance différentes de la protestation. En particulier, à l’avenir, des passeports états-uniens pourraient comporter la mention ‘Jérusalem, Israël’. Pour l’instant, les autorités états-uniennes ne semblent pas avoir adopté de mesures en ce sens, même si les raisons qui avaient poussé la Cour suprême à refuser l’inscription de cette mention dans l’arrêt Zivotofsky v Clinton de 2012,[60] ont désormais disparu. Toutefois, les passeports comportant cette mention sont émis par un Etat reconnu, si bien qu’ils ne peuvent pas faire l’objet de mesures de non-reconnaissance aux effets aussi radicaux que le refus de l’entrée du titulaire sur le territoire d’un Etat. D’ailleurs, les effets de l’obligation de non-reconnaissance connaissent des limitations visant à protéger les personnes privées. En principe, ces limitations sont établies dans le seul intérêt ‘des habitants du territoire concerné’,[61] mais elles doivent être interprétées à la lumière d’autres normes, en particulier le principe de non-discrimination. Par conséquent, le contenu de l’obligation de non-reconnaissance devrait exclure les mesures visant un ressortissant états-unien uniquement en raison de la position de son Etat quant à son lieu de naissance ou quant au lieu d’émission de son passeport.

5. Conclusions

La déclaration présidentielle du 6 décembre 2017 annonçant le déplacement de l’ambassade des Etats-Unis en Israël est illicite car elle implique la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur toute la ville de Jérusalem. La réaction de la communauté internationale enrichit la pratique internationale en matière de non-reconnaissance. En tant que norme secondaire liée à la violation de normes impératives, l’obligation de non-reconnaissance en ressort renforcée. L’interdiction de reconnaître le statut de Jérusalem prétendument créé par Israël est confirmée, et sa violation par les Etats-Unis fait l’objet d’une réaction internationale digne d’intérêt. Cette nouvelle mise en œuvre de l’obligation de non-reconnaissance n’est pas anodine: dans son ambiguïté, la déclaration présidentielle du 6 décembre 2017, combinée aux incertitudes sur le statut international de Jérusalem, risquait de susciter une opposition plus tiède de la part de la communauté internationale. En outre, le constat (implicite) de la violation par les Etats-Unis des résolutions du CS est un fait suffisamment rare pour être signalé. Particularité remarquable, l’obligation de non-reconnaissance n’agit pas que comme norme secondaire, mais également comme norme primaire: la violation par les Etats-Unis d’une obligation de non-reconnaissance engendre des conséquences, centrées à leur tour sur la non-reconnaissance.
Toutefois, en ce qui concerne ces conséquences, les doutes sont nombreux. Tout d’abord, il est difficile de distinguer la non-reconnaissance d’une situation illégale (dans ce cas, le statut de Jérusalem prétendument créé par Israël) et la non-reconnaissance des actes qui impliquent la reconnaissance de cette situation (dans ce cas, les mesures états-uniennes). La réaction internationale aux mesures états-uniennes se situe essentiellement sur le terrain du respect des résolutions du CS: dans ce cas, la non-reconnaissance protège davantage les intérêts fondamentaux de l’ONU que ceux de la communauté internationale stricto sensu. Cela démontre la centralité des organes onusiens dans la mise en œuvre des obligations de non-reconnaissance, voire l’absence d’alternatives qui garantissent la sécurité juridique. Enfin, des doutes continuent d’entourer le contenu de toute obligation de non-reconnaissance, qui semble limité principalement à des opérations linguistiques. Qualifier l’obligation de non-reconnaissance d’‘obligation sans fondement [substance] réel’[62] est sans doute excessif, mais les questions ouvertes restent nombreuses.

 

 

 

* Professeur à l’Université de Strasbourg.

[1] Public Law 104–45, 8 novembre 1995 <www.congress.gov/104/plaws/publ45/ PLAW-104publ45.pdf>.

[2] Presidential Proclamation Recognizing Jerusalem as the Capital of the State of Israel and Relocating the United States Embassy to Israel to Jerusalem (6 décembre 2017) <www.whitehouse.gov/presidential-actions/presidential-proclamation-recognizing-jerusalem-capital-state-israel-relocating-united-states-embassy-israel-jerusalem/>.

[3] A Tibon, ‘Trump Already Relocated U.S. Embassy to Jerusalem, So Why Did He Sign a Waiver Postponing the Move This Week?’ Haaretz (7 juin 2018) <www.haaretz.com/us-news/premium-why-did-trump-sign-a-waiver-postponing-u-s-embassy-move-this-week-1.6156839>.

[4] CIJ, Transfert de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem (Palestine c. Etats-Unis d’Amérique), requête introductive d’instance du 28 septembre 2018. Pour deux premiers commentaires, M Milanovic, ‘Palestine Sues the United States in the ICJ re Jerusalem Embassy’ EJIL:Talk! (30 septembre 2018) <www.ejiltalk.org/palestine-sues-the-united-states-in-the-icj-re-jerusalem-embassy/>; A Miron, ‘Palestine’s Application the ICJ, neither Groundless nor Hopeless. A Reply to Marko Milanovic’ EJIL:Talk! (8 octobre 2018) <www.ejiltalk.org/palestines-application-the-icj-neither-groundless-nor-hopeless-a-Reply-to-marko-milanovic/>.

[5] UN Doc S/2017/1060 (18 décembre 2017); UN Doc S/PV.8139 (18 décembre 2017).

[6] UN Doc S/PV.8139 (n 5) 4.

[7] UN Doc S/RES/478 (20 août 1980) par 5(b). Le verbe utilisé en anglais est calls upon.

[8] CIJ, Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité (avis consultatif) [1971] Rec CIJ 16, par 115. Comme rappelé par la Cour (par 108), par le paragraphe 5 de la résolution 276 (1970), le CS ‘Demande [calls upon] à tous les Etats […] de s’abstenir de toutes relations avec le Gouvernement sud-africain qui sont incompatibles avec le paragraphe 2 de la présente résolution’, dans lequel le CS ‘Déclare que la présence continue des autorités sud-africaines en Namibie est illégale et qu’en conséquence toutes les mesures prises par le Gouvernement sud-africain au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne après la cessation du Mandat sont illégales et invalides’.

[9] T Christakis, ‘L’obligation de non reconnaissance des situations créées par le recours illicite à la force ou d’autres actes enfreignant des règles fondamentales’ in C Tomuschat, JM Thouvenin (eds), The Fundamental Rules of the International Legal Order: Jus Cogens and Obligations Erga Omnes (Martinus Nijhoff, 2005) 127, 148-151, qui souligne que la pratique concernant les agents consulaires est moins claire.

[10] CIJ, Namibie (n 8) par 123, italiques ajoutés. Le Comité consultatif concernant la non-reconnaissance du Mandchoukouo avait déjà mis en évidence ce lien, en ce qui concerne l’envoi d’agents consulaires: le remplacement de consuls en fonction en Mandchourie ne contrevient pas au droit international car ‘l’envoi de consuls … n’implique pas reconnaissance du ‘Mandchoukouo’, ces agents étant désignés pour tenir leurs gouvernements au courant et pour la protection de leurs nationaux’ (circulaire du 7 juin 1933, citée par T Christakis (n 9) 149).

[11] Voy. D Hughes, ‘The United States Embassy in Jerusalem: Does Location Matter?’ (2018) 50 QIL-Questions Intl L 15.

[12] CIJ, Namibie (n 8) par 123.

[13] Un renversement de la présomption pourrait théoriquement se justifier par des exigences techniques, par exemple par des particularités topographiques ou du bâtiment affecté à la mission diplomatique. Pour une application négative de cette hypothèse au cas de l’ambassade états-unienne à Jérusalem, Hughes (n 11) 32.

[14] A Cassese, ‘Legal Considerations on the International Status of Jerusalem’ in A Cassese, P Gaeta, S Zappalà (eds), The Human Dimension of International Law: Selected Papers of Antonio Cassese (OUP, 2008) 272, 291-292 (première parution: (1986) 3 Palestine YB Intl L 13).

[15] La liste complète des résolutions concernées est rappelée dans le préambule de la résolution ES-10/19.

[16] CS, résolution 242 (1967) UN Doc S/RES/242 (22 novembre 1967) par 1.

[17] Notamment CS, résolution 476 (1980) UN doc S/RES/476 (30 juin 1980) par 3 et 4; CS, résolution 478 (1980) (n 7) par 2, 3 et 5.

[18] CS, résolution 2334 (2016) UN Doc S/RES/2334 (23 décembre 2016) préambule.

[19] ibid par 4.

[20] ibid par 5.

[21] CS, résolution 478 (1980) (n 7) par 5.

[22] ibid par 5(a), italiques ajoutés.

[23] UN Doc S/SPV.8139 (n 5) 4.

[24] Supra, section 2. La différente rédaction des résolutions 276 (1970) et 478 (1980) soulève néanmoins un doute: puisque la décision de non-reconnaissance est indéniablement obligatoire, pourquoi le Conseil demande-t-il aux Etats membres de l’accepter?

[25] Notamment, CS, résolution 478 (1980) (n 7) par 2; résolution 2334 (2016) (n 18).

[26] M Arcari, ‘The Relocation of the US Embassy to Jerusalem and the Obligation of Non-recognition in International law’ (2018) 50 QIL-Questions Intl L 1, 6; A Lagerwall, ‘The Non-recognition of Jerusalem as Israel’s Capital: A Condition for International Law to Remain Relevant?’ (2018) 50 QIL-Questions Intl L 33, 37.

[27] En ce sens, Arcari (n 26) 6.

[28] Notamment, CIJ, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif [2004] Rec CIJ par 87; CDI, Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs UN Doc A/56/10 (2001) 309-313 (commentaire à l’art 41, par 2).

[29] Art 41, par 2 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat. Les commentaires précisent que l’obligation couvre tous les actes qui impliquent la reconnaissance (n 28, 309) et les actions qui, sans nécessairement impliquer la reconnaissance, prêtent aide ou assistance au maintien d’une situation illégale (n 28, 313).

[30] Aucun acte juridique de rang ordinaire (unilatéral, conventionnel ou coutumier) ne suffit à rendre licite cette annexion. Seule une nouvelle norme impérative acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble pourrait la rendre licite. Des résolutions adoptées par le CS et par l’AG pourraient vraisemblablement manifester l’existence d’une telle norme. Cependant, la reconnaissance d’une telle annexion, qui constituerait une exception à la norme interdisant l’acquisition de territoires occupés illégalement, devrait être justifiée par des explications adéquates (Cassese (n 14) 287), qui semblent nécessaires pour lever tout doute sur l’acceptation par la communauté internationale des Etats dans son ensemble.

[31] Cependant, si l’on admet l’autonomie de l’ordre juridique international par rapport à l’ordre juridique national, le retrait ne peut se réaliser que par les normes appropriées de droit interne.

[32] Arcari (n 26) 7.

[33] Art 5, par 3 de la Déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie, signée à Washington le 13 septembre 1993. L’approbation par l’ONU de la solution issue des négociations est nécessaire non seulement pour assurer l’appui politique de la communauté internationale, mais également pour parfaire la sécurité juridique du statut de Jérusalem, étant donné que les organes onusiens demeurent saisis de la question (notamment, CS, résolution 2334 (2016) (n 18) par 13).

[34] Déclaration de l’Uruguay, doc. S/SPV.8139 (n 5) 3.

[35] Notamment, Comité des Nations Unies pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien, ‘Le Statut de Jérusalem’ (ONU, 1997).

[36] D Hughes (n 11) 29-32.

[37] Notamment, E Lauterpacht, Jerusalem and the Holy Places (Anglo-Jewish Association, 1968). Voir cependant H Bin Talal, A Study on Jerusalem (Longmans, 1979); H Cattan, Jerusalem (St Martin’s Press, 1981); Cassese (n 14); R Lapidoth, ‘Jerusalem’, Max Planck Encyclopedia of Public International Law (OUP, dernière mise à jour: 2013), par 35-56.

[38] Par exemple, une loi adoptée en décembre 2017 par le Parlement iranien semble reconnaître Jérusalem dans son ensemble comme capitale de l’Etat de Palestine.

[39] Cependant, la déclaration peut être interprétée comme conditionnant l’effet de la reconnaissance au règlement du statut de la ville par les négociations entre les parties. La déclaration mentionne aussi ‘East Jerusalem as the capital of the future Palestinian state’ (Foreign Ministry statement regarding Palestinian-Israeli settlement, <www.mid.ru/ en/foreign_policy/news/-/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/2717182>).

[40] Notamment, CS, résolution 2236 (2016) (n 17).

[41] Déclarations de la France et de l’Italie, doc. S/SPV.8139 (n 5) 7 et 11.

[42] Le ‘pragmatisme fondé sur des principes’ semble à entendre non comme alignement inconditionnel de la normativité sur l’effectivité, mais comme contribution à une solution politique du conflit israélo-palestinien selon des principes partagés.

[43] Sur le plan théorique, deux hypothèses sont possibles: soit l’annexion ne viole pas une norme impérative, soit elle ne dénote pas ‘un manquement flagrant ou systématique’ à l’exécution d’une telle obligation (art 40 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat (n 28)).

[44] Logiquement, l’obligation de non-reconnaissance s’applique aussi à l’Etat lésé (Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat (n 28) 311), c’est-à-dire, s’agissant d’obligations erga omnes, à l’Etat spécialement atteint (art 42(b)(i) du Projet d’articles).

[45] Toutefois, puisque l’obligation de non-reconnaissance ne semble pas être une obligation de jus cogens (infra, section 4.1), elle n’irait pas jusqu’à rendre illégale la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur Jérusalem-Ouest (ou, puisque cela n’est pas exclu sur le plan politique, sur une portion de Jérusalem-Est) par un accord entre les parties au conflit.

[46] Jerusalem, <www.mofa.pna.ps/en/jerusalem>.

[47] Hughes (n 11) 19-21.

[48] Presidential Proclamation (n 2).

[49] Préc., section 1. Pour d’autres indices, moins concluants, de la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur l’ensemble de la ville, D Hughes, ‘Did the Trump Administration’s Jerusalem Declaration Violate International Law?’ Opinio Juris (5 mars 2018) <http://opiniojuris.org/2018/03/05/did-the-trump-administrations-jerusalem-declaration-violate-international-law>.

[50] Hughes ‘The United States Embassy in Jerusalem’ (n 11) 23-32.

[51] Par définition, seules les normes impératives ont pour attribut d’impliquer la nullité des actes contraires.

[52] Admettre le contraire reviendrait à des résultats peu convaincants. Par exemple, la modification du statut de Jérusalem par le règlement conventionnel du conflit israélo-palestinien entre les parties devrait également faire l’objet de la non-reconnaissance. Or, s’il est vrai qu’il existe une tension entre le principe de la solution négociée et la nature impérative et inaliénable du droit du peuple palestinien à l’autodétermination (A Tancredi, ‘Le droit à l’autodétermination du peuple palestinien’ in T Garcia (dir), La Palestine: d’un Etat non membre de l’Organisation des Nations Unies à un Etat souverain? (Pedone, 2016) 35, 42-48 et, sur le statut de Jérusalem, 48-51), une telle modification du statut de la ville ne semble pas contraire au jus cogens.

[53] Arcari (n 26) 8. En particulier, l’aide et l’assistance à Israël dans la commission du fait illicite d’origine (art 16 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat (n 28) ne sont pas constituées. Le déplacement de l’ambassade n’est pas de nature à conforter matériellement l’annexion. Quant à la prétendue modification du statut de Jérusalem, elle était déjà constituée en droit israélien.

[54] Arcari (n 26) 8.

[55] Lagerwall (n 26) 39.

[56] La résolution ES-10/19 a été adoptée dans le cadre de la dixième session extraordinaire d’urgence de l’AG, reprise à la demande du Yemen et de la Turquie, selon la procédure établie par la résolution 377 (V) de 1950 (Lettre du président de l’AG, 18 décembre 2017 <www.un.org/pga/72/wp-content/uploads/sites/51/2017/12/ESS-letter-by-the-PGA-with-attachment-for-distribution.pdf>).

[57] Sur ce type de situation, S Talmon, ‘The Duty Not to “Recognize as Lawful” a Situation Created by Illegal Use of Force or Other Serious Breaches of a Ius Cogens Obligation: An Obligation without Real Substance?’ in C Tomuschat, JM Thouvenin (eds), The Fundamental Rules of the International Legal Order: Jus Cogens and Obligations Erga Omnes (Martinus Nijhoff 2005) 99, 113 et 121.

[58] ibid 103-120.

[59] Une vingtaine d’Etats ont participé à un tel événement (N Landau, ‘Israel Said 32 Countries Confirmed They’d Attend U.S. Embassy Gala. Here’s Who Really Came’ Haaretz (17 mai 2018) <www.haaretz.com/middle-east-news/premium-here-s-who-really-attended-the-u-s-embassy-gala-in-jerusalem-1.6095501>).

[60] 566 U.S. 189 (2012). La Cour, au vu du pouvoir exclusif de reconnaissance qui incombe au Président des Etats-Unis, valide la mention ‘Jérusalem’ (sans indication de l’Etat) en dépit de la position du Congrès.

[61] CIJ, Namibie (n 8) par 125.

[62] CIJ, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur (n 28) opinion individuelle du juge Kooijmans 232 par 44.