1. Introduction

L’article 65, par 1, du Statut de la Cour internationale de Justice, qui constitue la base de sa compétence en matière consultative, prévoit que ‘[l]a Cour peut donner un avis consultatif sur toute question juridique, à la demande de tout organe ou institution qui aura été autorisé par la Charte des Nations Unies ou conformément à ses dispositions à demander cet avis’.[1]
Au vu de son énoncé permissif (peut, may), cette norme a toujours été interprétée comme attribuant à la Cour le pouvoir discrétionnaire de refuser d’exercer cette compétence pour des raisons d’opportunité judiciaire (judicial propriety). Néanmoins, des doutes subsistent quant aux critères qui doivent guider la haute juridiction dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Le problème se pose, notamment, lorsque la requête pour avis consultatif touche un différend entre deux ou plusieurs Etats, certains desquels n’ont pas consenti – ou même s’opposent – à ce que la Cour se prononce.[2]
Au cours des années, la Cour a progressivement précisé les conditions auxquelles la présence d’un différend sous-jacent à la question posée pourrait l’amener à refuser d’exercer sa compétence. Selon sa jurisprudence, la réponse à la demande d’avis, qui est donnée à l’organe habilité à le lui demander et non pas aux Etats, constitue une participation de la Cour, elle-même ‘organe des Nations Unies’, à l’action de l’Organisation et, en principe, elle ne devrait pas être refusée.[3] Les ‘raisons décisives’ qui pourraient mener la Cour à refuser d’exercer sa compétence se fondent sur l’exigence de protéger son intégrité judiciaire.[4] Lorsque, en particulier, la demande d’avis touche un différend entre deux Etats, ‘le défaut de consentement d’un Etat intéressé pourrait, dans certaines circonstances, rendre le prononcé d’un avis consultatif incompatible avec [son] caractère judiciaire’. Tel serait le cas ‘si les faits montraient qu’accepter de répondre aurait pour effet de tourner le principe selon lequel un Etat n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant’.[5]
Par ailleurs, la Cour actuelle n’a jusqu’à présent jamais refusé de rendre l’avis qui lui était demandé lorsque sa compétence était établie.[6]
La question s’est récemment posée dans le débat qui vient de se clore dans l’affaire des Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965.[7]
La demande d’avis consultatif à l’origine de cette procédure a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 71/292 du 22 juin 2017[8] et porte sur deux questions. Par sa première question, l’Assemblée générale demande si

‘[l]e processus de décolonisation [a] été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire et au regard du droit international, notamment des obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale 1514 (XV) du 14 décembre 1960, 2066 (XX) du 16 décembre 1965, 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967’.
Par sa deuxième question, l’Assemblée générale demande

[q]uelles sont les conséquences en droit international, y compris au regard des obligations évoquées dans les résolutions susmentionnées, du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, notamment en ce qui concerne l’impossibilité dans laquelle se trouve Maurice d’y mener un programme de réinstallation pour ses nationaux, en particulier ceux d’origine chagossienne’.

Au sein de l’Assemblée générale, l’adoption de la résolution 71/292 a été marquée par un vif débat au sujet de son opportunité, en raison du fait que la demande d’avis touche un différend opposant Maurice au Royaume-Uni. Ces différences de vues se sont reflétées dans le résultat du vote, la résolution ayant été adoptée par 94 voix contre 15, avec 65 abstentions.[9]
 

2. Le débat à la Cour

Devant la Cour, alors que la grande majorité des trente-deux participants à la procédure (à commencer par la République de Maurice) se sont exprimés en faveur de l’exercice par la Cour de sa compétence consultative,[10] six d’entre eux[11] ont soutenu que la Cour devrait s’en abstenir pour des raisons d’opportunité judiciaire.[12] Ces Etats considèrent que les questions posées par l’Assemblée générale, bien que se référant littéralement à la décolonisation de Maurice, visent en réalité à faire en sorte que la Cour statue sur un différend bilatéral de longue date entre cet Etat et le Royaume-Uni, concernant la souveraineté sur l’archipel de Chagos.[13]
Le Royaume-Uni, en particulier, a observé que l’initiative de Maurice d’introduire la requête pour avis consultatif à l’ordre du jour de l’Assemblée générale en 2016 – lorsque celle-ci avait cessé de s’intéresser activement à la question de Chagos depuis longtemps –[14] fait suite à l’insuccès de ses précédentes tentatives de déférer le différend bilatéral avec le Royaume-Uni à des voies de règlement contentieux. A ce propos, le Royaume-Uni cite non seulement certaines précédentes déclarations de Maurice exprimant son intention de soumettre ce même différend bilatéral à la Cour,[15] mais aussi et surtout l’arbitrage concernant la Chagos Marine Protected Area (Maurice c. Royaume-Uni), institué par Maurice en 2010 aux termes de l’annexe VII à la convention des Nations Unies sur le droit de la mer et conclu par une sentence du 18 mars 2015.[16] Dans cet arbitrage, la tentative de Maurice d’obtenir une décision contraignante sur la souveraineté sur l’archipel aurait échoué, les arbitres ayant considéré qu’il n’étaient pas compétents par rapport à ce point du litige.[17]
Tout en admettant que la Cour, dans l’exercice de sa fonction consultative, puisse examiner des questions de décolonisation en général, le Royaume-Uni estime cependant que, dans le cas d’espèce, la Cour ne pourrait répondre à la requête sans trancher en fait le différend bilatéral qui l’oppose à Maurice. En effet, afin de répondre aux questions de l’Assemblée générale, la Cour devrait nécessairement statuer sur les points qui sont au centre du différend bilatéral, notamment celui visant la nature juridique, la validité et les effets de l’accord de 1965 entre le gouvernement britannique et les représentants de Maurice concernant le détachement de Chagos.[18]
Dans cette situation, le Royaume-Uni conclut que, si la Cour rendait l’avis demandé, cela aurait pour effet de tourner le principe consensuel: Maurice pourrait ainsi obtenir une décision de la Cour sur son différend avec le Royaume-Uni sans l’accord de ce dernier. Et selon le principe énoncé dans l’avis rendu dans l’affaire du Sahara occidental, ce détournement constituerait précisément une ‘raison décisive’ pour que la Cour s’abstienne, afin de ne pas mettre en péril son intégrité judiciaire.[19]
Le Royaume-Uni a enfin évoqué d’autres raisons qui rendraient opportun que la Cour s’abstienne de rendre son avis: en premier lieu, pour répondre à la demande d’avis, la Cour devrait examiner un cadre factuel complexe, pour lequel la procédure consultative ne serait pas adéquate;[20] en deuxième lieu, la Cour ne pourrait remettre en discussion des points déjà tranchés – de façon contraignante pour le Royaume-Uni et Maurice – par la sentence rendue dans l’affaire de la Chagos Marine Protected Area.[21]
Ces arguments ont été contestés par les autres participants à la procédure.
La République de Maurice notamment, bien qu’admettant l’existence d’un différend entre elle-même et le Royaume-Uni, conteste qu’il s’agisse d’un différend territorial (concernant la souveraineté sur Chagos) qui serait né indépendamment dans les relations bilatérales avec la puissance administrante au début des années 1980, comme le soutient le Royaume-Uni. Selon Maurice, ‘le différend qui oppose aujourd’hui le Royaume-Uni et Maurice se résume et s’épuise en une seule question: la décolonisation de Maurice a-t-elle été validement menée à bien en dépit de l’excision du territoire mauricien de l’archipel des Chagos en 1965’.[22] C’est précisément à cette question que s’adresse la requête d’avis de l’Assemblée générale.
En outre, Maurice a souligné que les questions juridiques découlant du processus de décolonisation relèvent du mandat des Nations Unies et de l’Assemblée générale puisqu’elles concernent la communauté internationale dans son ensemble. En ce contexte, bien qu’elles aient inévitablement un aspect bilatéral – touchant la relation juridique entre la puissance administrante et le territoire non autonome – c’est aspect n’est pas déterminant, puisque ‘the obligation owed to the international community dominates any bilateral aspect’.[23]
Maurice, ainsi que les autres Etats soutenant la requête, ont également observé que celle-ci présente une utilité concrète pour les activités de l’Assemblée générale. A ce propos, Maurice conteste, en particulier, l’argument selon lequel l’Assemblée générale ne se serait plus occupée activement de la question depuis l’indépendance de Maurice. Au contraire, cet Etat rappelle avoir soulevé la question de la séparation des Chagos à nombreuses reprises dans le cadre des Nations Unies et que cette question a été abordée de manière régulière au sein de divers organes de l’ONU.[24] En outre, Maurice rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, c’est à l’organe formulant la demande d’avis qu’il appartient d’apprécier l’utilité de ce dernier pour ses propres activités.[25]
Pour ces raisons, ces Etats concluent que l’exercice par la Cour de sa compétence consultative n’aurait pas l’effet de tourner le principe consensuel: les questions posées se situent dans un cadre plus large qu’un simple différend bilatéral et la demande vise à obtenir de la Cour un avis que l’Assemblée générale estime utile pour la mise en application complète et immédiate de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux. Il n’y a donc pas de ‘raisons décisives’ d’opportunité judiciaire pour que la Cour s’abstienne.[26]
Enfin, Maurice ne partage pas les arguments – invoqués par les Etats s’opposant à la requête – tenant à la complexité factuelle de l’affaire, d’une part, et à l’exigence de ne pas remettre en cause l’autorité de chose jugée découlant de la sentence arbitrale rende dans l’affaire Chagos Marine Protected Area. En ce qui concerne la complexité factuelle, Maurice observe que les faits du dossier sont beaucoup moins complexes que ceux d’autres affaires, notamment dans celle du Sahara occidental. De surcroît, beaucoup de ces faits sont largement admis entre les parties.[27] En ce qui concerne le prétendu obstacle tenant à l’autorité de chose jugée de la sentence arbitrale, Maurice remarque que celle-ci ne concerne pas les mêmes parties, puisque l’avis consultatif a été demandé par l’Assemblée générale pour s’éclairer sur son action propre. En outre, les questions soulevées par la demande d’avis (la légitimité de la séparation de Chagos à la lumière des règles en matière de décolonisation) ne constituent pas des points ayant été décidés par la sentence arbitrale.[28]
L’encadrement de l’affaire Chagos à la lumière des principes dégagés par la jurisprudence constitue un exercice complexe, compte tenu du caractère abstrait de ces principes, des éléments spécifiques de chaque affaire et, enfin, de la nature discrétionnaire de la décision de la Cour. Il est donc extrêmement difficile, voire impossible, de prévoir la solution qui sera retenue au sujet de l’opportunité judiciaire de rendre l’avis demandé.
Ayant à l’esprit ces difficultés, la présente étude vise à repérer certains aspects critiques que le débat a mis en évidence.
A cette fin, on s’interrogera d’abord sur le rapport entre le différend opposant Maurice et le Royaume-Uni et l’objet de la demande d’avis (paragraphe 3) et, ensuite, sur les effets que l’avis pourrait avoir sur ce même différend (paragraphe 4).
 

3. Le différend entre Maurice et le Royaume-Uni et l’objet de la demande d’avis

L’existence d’un différend entre Maurice et le Royaume-Uni portant sur les prétentions de Maurice sur Chagos n’est contestée par aucun des participants, ni même par Maurice elle-même.[29]
Si l’on examine dans sa composante bilatérale, ce différend a son origine dans les prétentions formulées par Maurice au sein de l’Assemblée générale, à partir des années 1980,[30] et a persisté jusqu’à ce jour. Comme le Royaume-Uni l’a indiqué, Maurice a cherché à soumettre ce différend (ou certains de ces aspects) à la juridiction contentieuse de la Cour et, plus récemment, à l’arbitrage Chagos Marine Protected Area.[31]
Les éléments constitutifs de ce différend bilatéral se reflètent également dans les conclusions de Maurice et du Royaume-Uni dans la procédure consultative. Maurice a demandé, entre autres, la cessation immédiate de l’administration de Chagos par le Royaume-Uni, ‘so that Mauritius is able to exercise sovereignty over the totality of its territory’, ainsi que la possibilité pour Maurice ‘to implement with immediate effect a programme for the resettlement on the Chagos Archipelago of its nationals, in particular those of Chagossian origin’.[32] Dans la même procédure, le Royaume-Uni a contesté ces prétentions. Cet Etat, notamment, reconnaît son obligation de ‘céder’ l’archipel à Maurice, mais seulement ‘when it is no longer needed for defence purposes’. Jusque-là, il estime être en droit de continuer à administrer l’archipel, tout en admettant son obligation ‘to recognize Mauritius’ interest in the condition in which the Archipelago will be returned’. Le Royaume-Uni exclut en outre avoir une obligation internationale de réinstaller les Chagossiens de Maurice.[33]
L’existence d’un différend entre Maurice et le Royaume-Uni semble avoir été prise en compte par la Cour dans l’organisation de la procédure, en accord avec l’article 68 du Statut et l’article 102, paragraphe 2 du Règlement, dès lors que ces deux Etats ont pu disposer d’un temps considérablement supérieur que les autres participants pour leurs plaidoiries.[34] En outre, bien que – à ce qu’il résulte – aucun des deux Etats n’ait invoqué l’application de l’article 31 du Statut et de l’article 102, paragraphe 3 du Règlement (concernant la composition de la Cour), il est significatif que deux membres de la Cour, les juges Crawford et Greenwood, se soient récusés en raison de leur participation à l’arbitrage Chagos Maritime Protected Area, qui concernait des aspects distincts mais connexes du différend entre les deux Etats.[35]
Ayant établi l’existence de ce différend bilatéral, il reste à se demander si celui-ci constitue l’objet de la requête pour avis consultatif, comme l’affirment le Royaume-Uni et les autres Etats s’opposant à la requête. Si tel était le cas, il serait difficile de contester que la demande d’avis aurait pour objet de trancher un différend, ce qui, en l’absence du consentement de l’un des Etats concernés, mettrait vraisemblablement en cause l’intégrité judiciaire de la Cour.
A ce propos, on doit tout d’abord noter que, bien qu’elle touche un différend entre deux Etats, la présente requête apparaît profondément différente de celle concernant la Carélie orientale. Dans cette affaire, conformément à la conception de la fonction consultative retenue à l’époque de la Cour permanente,[36] la demande d’avis formulée par le Conseil de la Société des Nations visait à soumettre à la Cour un différend entre la Finlande et la Russie, en vue de son règlement.[37] En revanche, la requête de l’Assemblée générale dans la présente affaire vise, par sa formulation, à obtenir de la Cour une réponse à des questions juridiques qui relèvent du domaine de ses fonctions institutionnelles en matière de décolonisation.[38]
Cependant le Royaume-Uni soutient que, sous le couvert de questions de décolonisation, la demande d’avis cherche à éluder le principe consensuel et à soumettre à la Cour un différend bilatéral territorial entre Maurice et le Royaume-Uni portant sur la souveraineté sur l’archipel de Chagos.
Selon les principes énoncés dans l’avis rendu dans l’affaire du Sahara occidental – que les participants à la procédure s’accordent à considérer pertinents dans le cas d’espèce –, afin de décider si la demande d’avis constitue un moyen d’éluder le principe consensuel, on doit distinguer le cas où la demande d’avis concerne une controverse ‘qui a surgi lors des débats de l’Assemblée générale et au sujet de problèmes traités par elle’ de celui où la demande touche ‘une controverse née indépendamment, dans le cadre de relations bilatérales’.[39] Seulement dans cette deuxième hypothèse la demande d’avis pourrait être considérée comme un moyen pour tourner le principe consensuel, ce qui amènerait la Cour à refuser de se prononcer. Ces principes ont été confirmés dans l’affaire de l’Edification du mur, où la Cour a précisé que la demande d’avis ne pose pas de problème lorsqu’elle concerne ‘une question qui intéresse tout particulièrement les Nations Unies, et qui s’inscrit dans un cadre bien plus large que celui d’un différend bilatéral’.[40]
Dans la procédure en cours, le seul fait que la prétention de Maurice, dans ses précédentes tentatives de régler bilatéralement le différend en question, se soit appuyée sur des règles de droit international en matière de décolonisation et de droit des peuples à décider d’eux-mêmes, qui constituent l’axe portant de la demande d’avis, ne paraît pas décisif en soi.
Le point relevant est plutôt de savoir si la demande d’avis formulée par l’Assemblée générale met en cause des intérêts et des valeurs juridiques qui dépassent la relation bilatérale entre Maurice et le Royaume-Uni, et donc, pour reprendre le langage de la Cour, qui s’inscrivent dans un cadre plus large.
Certes, si l’on ne considère que les conclusions de Maurice et du Royaume-Uni dans la procédure en cours, il est difficile de nier une certaine convergence, sinon une superposition, entre l’objet de l’avis demandé et le différend opposant les deux Etats.
Et cependant, si l’on examine les questions énoncées dans la requête, il semble que l’Assemblée générale demande à la Cour non pas l’évaluation juridique du différend entre Maurice et le Royaume-Uni (ce qui impliquerait une évaluation du fondement juridique de la prétention de Maurice et de sa contestation par le Royaume-Uni), mais, au contraire, l’évaluation juridique d’une situation, à savoir la situation dans laquelle se trouvent Maurice et l’archipel de Chagos en conséquence de l’excision de ce dernier du territoire de Maurice en 1965 et de la constitution du British Indian Overseas Territory. Plus précisément, on demande à la Cour d’évaluer cette situation à la lumière des règles de droit international applicables en matière de décolonisation. Il s’agit, comme l’a souligné l’un des Etats participants à l’audience, d’un ‘corpus composé à la fois de règles, de procédures et d’organes internationaux compétent’ qui s’est développé à partir du chapitre XI de la Charte des Nations Unies.[41] Et les situations juridiques créées par ce corpus normatif ne se limitent pas à la relation juridique entre la puissance administrante et l’ancienne colonie, mais comprennent un ensemble de droits et obligations erga omnes et de pouvoirs établis des organes des Nations Unies en vue de la gestion du processus de décolonisation dans son ensemble.[42] Dans la présente procédure, la Cour est précisément invitée à évaluer la conformité de la situation de Chagos à cet ensemble de règles.[43]
Cette évaluation juridique pourrait certainement interférer à plusieurs égards avec l’évaluation du différend opposant Maurice au Royaume-Uni. Cependant, l’évaluation juridique de la situation, du point de vue des règles sur la décolonisation, ne s’épuise pas dans ces aspects. Par exemple, même s’il existait un accord entre le Royaume-Uni et Maurice au sujet du démembrement du territoire de celle-ci, ou du déplacement de sa population, cet accord pourrait peut-être avoir des conséquences sur leur différend bilatéral,[44] mais il n’en aurait probablement aucune, dans leur relation avec les Nations-Unies, au cas où ce même accord emporterait une violation, de la part du Royaume-Uni ou d’autres Etats, d’obligations découlant des règles développées par l’Organisation au sujet du processus de décolonisation.[45]
Il s’ensuit que la question posée par l’Assemblée générale ne s’épuise pas dans l’évaluation d’un simple différend bilatéral ‘né indépendamment’ dans les relations entre le Royaume-Uni et Maurice, mais concerne l’évaluation juridique d’une relation multilatérale susceptible d’intéresser les Nations Unies et la Communauté internationale: partant, pour reprendre l’expression de la Cour, cette question s’inscrit ‘dans un cadre bien plus large que celui d’un différend bilatéral’.[46]
De ce point de vue, il semble possible de rapprocher la présente procédure aux précédentes affaires où la Cour a estimé devoir se prononcer au vu du fait que la requête, par son objet, visait réellement à obtenir un avis juridique sur des questions relevant de l’activité institutionnelle des Nations Unies.
 

4. Appréciation des effets potentiels de l’avis sur le différend entre Maurice et le Royaume-Uni

Ayant conclu, dans le paragraphe précédent, que la demande d’avis, par son objet, vise à obtenir l’évaluation de la situation résultant de l’excision de l’archipel de Chagos de Maurice en 1965, et non pas une décision sur un ‘différend bilatéral’ opposant Maurice au Royaume-Uni, encore faut-il se demander si le prononcé de cet avis n’aurait pas pour effet de trancher ce différend, ce qui pourrait être pris en compte par la Cour dans sa décision au sujet de son éventuel refus de statuer.
La Cour, en effet, a toujours eu soin de souligner, lorsqu’elle a accepté de rendre un avis touchant un différend, que les questions posées ne se superposaient pas intégralement à l’objet du litige.
Dans l’affaire de l’Interprétation des traités de paix, la Cour souligna que la demande d’avis concernait seulement ‘l’applicabilité à certains différends de la procédure de règlement instituée par les traités de paix’ et ne touchait ‘assurément pas le fond même de ces différends’, de sorte que ‘la position juridique des parties à ces différends ne saurait à aucun degré être compromise par les réponses que la Cour pourrait faire aux questions qui lui sont posées’.[47] Dans l’affaire du Sahara occidental, répondant à l’objection de l’Espagne selon laquelle les questions soumises coïncidaient avec celle que le Maroc avait cherché à soumettre à sa juridiction contentieuse, la Cour observa que ‘[l]es questions posées dans la requête diffèrent essentiellement de celles qui figurent dans la proposition marocaine’.[48] Dans l’avis sur l’Applicabilité de la section 22 de l’article VI de la convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies, la Cour releva que la requête visait à obtenir l’avis de la Cour ‘sur l’applicabilité d’une partie de la convention générale’, et non pas ‘à porter un différend devant la Cour en vue de son règlement’.[49] Dans l’avis sur l’Edification du mur, la question posée ne concernait ‘qu’un aspect du conflit israélo-palestinien’.[50]
En revanche, dans l’affaire présente, les questions posées par l’Assemblée générale présentent un lien très étroit avec les questions sous-jacentes au différend opposant Maurice et le Royaume-Uni.[51]
Ce lien étroit concerne avant tout les points de droit et de fait que la Cour devra trancher pour répondre aux questions posées que les conclusions respectives de Maurice et du Royaume-Uni. A cet égard, on peut citer la question de savoir si l’obligation de respecter l’intégrité territoriale des territoires coloniaux, énoncée au paragraphe 6 de la résolution 1514/2014, faisait l’objet d’une règle de droit coutumier en 1965; ou si l’accord de 1965 entre le gouvernement britannique et les représentants de Maurice a eu l’effet de rendre licite la séparation de Chagos; ou encore si les élections qui se sont tenues à Maurice en 1967 pouvaient équivaloir à une consultation de sa population au sujet de la séparation de Chagos. Effectivement, si la Cour, dans son avis, devait trancher (dans un sens ou dans l’autre) ces points, sa réponse aurait sans doute des implications sur la solution du différend bilatéral. Bien que formellement elles n’équivalent pas à la chose jugée, ces implications n’en seraient pas moins revêtues d’autorité.
Ce lien étroit entre la procédure consultative et le différend bilatéral concerne aussi les conclusions de Maurice et du Royaume-Uni par rapport aux deux questions contenues dans la demande d’avis.[52]
Alors que la première question (qui cherche à savoir si le processus de décolonisation de Maurice a été mené à bien) ne pose pas de problème particulier, dès lors que son objet a directement trait aux fonctions, aux pouvoirs et aux décisions de l’Assemblée générale, la deuxième question (qui concerne les conséquences juridiques du maintien de Chagos sous l’administration britannique) paraît plus problématique.
Par exemple, si la Cour, après avoir établi quant à la première question que le processus de décolonisation de Maurice ne s’est pas achevé, devait conclure, en réponse à la deuxième question, que le Royaume-Uni a l’obligation de permettre immédiatement à Maurice d’exercer sa souveraineté sur l’archipel et d’y réinstaller ses ressortissants d’origine chagossienne, comme le demande Maurice dans ses conclusions, cela n’équivaudrait-il pas, pour emprunter les mots de la Cour permanente, ‘à trancher le litige entre les deux Etats’ ?[53]
La solution au problème semble dépendre aussi de l’interprétation que la Cour retiendra des questions formulées dans la demande d’avis, notamment de la deuxième question. A cet égard, la lecture de ces questions proposée par l’Allemagne, si elle était partagée par la Cour, pourrait peut-être lui offrir une voie d’issue.[54] Selon cet Etat, la deuxième question de la requête, qui littéralement ne mentionne que les ‘conséquences juridiques’, sans se référer aux ‘conséquences juridiques pour les Etats’, ne viserait que les conséquences pour les Nations Unies et l’Assemblée générale. Cette interprétation, qui selon l’Allemagne correspond à l’intention de l’Assemblée générale lorsqu’elle a formulé la demande d’avis, permettrait à la Cour de lui fournir un avis juridique utile en vue de l’exercice de ses fonctions par rapport à la décolonisation de Maurice, tout en évitant de prendre position sur les aspects de la situation qui touchent directement la solution du différend bilatéral. Par exemple, l’avis pourrait s’adresser aux mesures que l’Assemblée générale pourrait adopter à travers le Comité des Vingt-Quatre.[55] Le point faible de cette lecture est qu’elle semblerait contredite par l’avis sur l’Edification du mur, où la Cour a abordé aussi les conséquences juridiques pour les Etats bien que la requête ne mentionnât pas expressément les Etats, tout comme dans la présente affaire.[56]
Par ailleurs, il semble que, même au cas où la Cour ne partagerait pas cette interprétation étroite de la demande d’avis dans l’instance en cours, rien ne lui empêcherait de reformuler les questions posées –[57] et le cas échéant, d’en réduire la portée – pour s’assurer que la réponse à ces questions ne mette pas en cause son intégrité judiciaire.
 

5. Conclusion

La Cour internationale de Justice a souvent été invitée à rendre un avis touchant un différend interétatique par rapport auquel les parties n’avaient pas consenti à se soumettre à sa juridiction.
Cette seule circonstance n’affecte pas sa compétence consultative, qui se fonde sur l’article 65 du Statut et non pas sur le consentement des Etats intéressés.
Bien que la Cour dispose du pouvoir discrétionnaire de refuser de répondre à la demande pour des raisons d’opportunité judiciaire, jusqu’à présent elle ne s’en est jamais prévalue.
Par rapport aux affaires précédentes, l’instance en cours présente des points communs et des éléments nouveaux que, selon leur intérêt, les participants à la procédure ont mis en évidence dans un sens ou dans l’autre.
Les questions posées, qui concernent la décolonisation de Maurice, relèvent du domaine d’activité institutionnelle de l’Assemblée générale, ce qui paraît exclure que la requête constitue un moyen de tourner le principe consensuel.[58]
Néanmoins ces mêmes questions présentent des liens (juridiques et factuels) plus étroits avec le différend bilatéral existant entre Maurice et le Royaume-Uni, de ceux qui caractérisaient les affaires précédentes.[59] En outre, l’implication récente de l’Assemblée générale dans ce dossier paraît moins intense que dans ces mêmes affaires.[60]
Reste à savoir si, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour estimera que ces particularités constituent des ‘raisons décisives’ pour refuser de rendre l’avis demandé ou en limiter la portée.
 

 

* Professeur, Université de Milan.

[1] Le Statut de la Cour permanente de Justice internationale ne contenait pas de norme correspondant à l’article 65 du Statut de la Cour actuelle. La base juridique de sa compétence consultative se trouvait dans l’article 14 du Pacte de la Société des Nations, aux termes duquel ‘[l]e Conseil est chargé de préparer un projet de Cour permanente de justice internationale et de le soumettre aux membres de la Société. Cette Cour connaîtra de tous différends d’un caractère international que les parties lui soumettront. Elle donnera aussi des avis consultatifs sur tout différend ou tout point, dont la saisira le Conseil ou l’Assemblée’: v MN Shaw, Rosenne’s Law and Practice of the International Court: 1920-2015 (5th edn, Brill 2016) 279 et s; R Kolb, The International Court of Justice (Hart Publishing 2013) 1026 et s.

[2] Sur cet aspect v, entre autres, G Fitzmaurice, ‘The Law and Procedure of the International Court of Justice, 1951-4: Questions of Jurisdiction, Competence and Procedure’ (1958) 34 British YB Intl L 142; DW Greig, ‘The Advisory Jurisdiction of the International Court and the Settlement of Disputes between States’ (1966) 15 ICLQ 325; KJ Keith, The Extent of the Advisory Jurisdiction of the International Court of Justice (Sijthoff 1971) 229; D Pratap, The Advisory Jurisdiction of the International Court (Clarendon 1972) 154; M Pomerance, The Advisory Function of the International Court in the League and U.N. Eras (John Hopkins UP 1973) 286; R Luzzatto, ‘La competenza consultiva della Corte internazionale di giustizia nella soluzione delle controversie internazionali’ (1975) XIV Comunicazioni e studi 493; P Benvenuti, L’accertamento del diritto mediante i pareri consultivi della Corte internazionale di giustizia (Giuffrè 1985) 200; C Dominicé, ‘Request of Advisory Opinions in Contentious Cases?’, in L Boisson de Chazournes, P Sands (eds), International Law, the International Court of Justice and Nuclear Weapons (CUP 1998) 91; MM Aljaghoub, ‘The Absence of State Consent to Advisory Opinions in the International Court of Justice: Judicial and Political Restraints’ (2010) 24 Arab L Q 191; JA Frowein, K Oellers-Frahm, ‘Article 65’, in A Zimmermann, K Oellers-Frahm, C Tomuschat, CJ Tams (eds), The Statute of the International Court of Justice. A Commentary (2nd edn, OUP 2012) 1618 et s; Kolb The International Court of Justice (n 1) 1069 et s.

[3] CIJ, Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie (avis consultatif) [1950] Rec CIJ 71 et s.

[4] V CIJ, Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Avis consultatif) [1951] Rec CIJ 19; CIJ, Jugements du Tribunal administratif de l’OIT sur requêtes contre l’Unesco (Avis consultatif) [1956] Rec CIJ 86; CIJ, Composition du Comité de la sécurité maritime de l’Organisation intergouvernementale consultative de la navigation maritime (Avis consultatif) [1960] Rec CIJ 153; CIJ, Certaines dépenses des Nations Unies (Article 17, paragraphe 2, de la Charte) (Avis consultatif) [1962] Rec CIJ 155; CIJ, Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Avis consultatif) [1911] 27 par 41; CIJ, Sahara occidental (Avis consultatif) [1975] Rec CIJ 24 et s, par 32 et s; CIJ, Applicabilité de la section 22 de l’article VI de la convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies (Avis consultatif) [1989] Rec CIJ 191 par 37; CIJ, Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires (Avis consultatif) [1996] Rec CIJ 235 par 14; CIJ, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (Avis consultatif) [2004] Rec CIJ 156 et 158 par 44 et 47; CIJ, Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo (Avis consultatif) [2010] Rec CIJ 416 par 29; CIJ, Jugement N° 2867 du Tribunal administratif de l’Organisation internationale du travail sur requête contre le Fonds international de Développement agricole (Avis consultatif) [2012] Rec CIJ 25 par 34. Selon Abi-Saab, ‘On Discretion. Reflections on the nature of the consultative function of the International Court of Justice’, in L Boisson de Chazournes, C Romano (eds), International Organizations and International Dispute Settlement: Terms and Prospects (Transnational Publishers 2002) 41 et s, le refus de la Cour de rendre son avis n’est pas libre et discrétionnaire, mais se fonde sur des considérations de recevabilité générale. L’exigence de sauvegarder l’intégrité judiciaire de la Cour concerne non seulement sa juridiction consultative, mais aussi sa juridiction contentieuse, ce qui implique notamment l’impossibilité pour la Cour de se prononcer lorsque les intérêts juridiques d’un Etat tiers constitueraient l’objet-même de sa décision: v CIJ, Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique) (Arrêt) [1954] Rec CIJ 19; CIJ, Timor oriental (Portugal c Australie) (Arrêt) [1995] Rec CIJ 90: v Z Crespi Reghizzi, L’intervento ‘come non parte’ nel processo davanti alla Corte internazionale di giustizia (Giuffrè 2017) 79 et s.

[5] CIJ, Sahara occidental (Avis consultatif) (n 4) 25 par 33.

[6] On indique souvent dans l’affaire du Statut de la Carélie orientale ([1923] CPJI Sér B no 5, 7) le seul cas où la Cour permanente aurait refusé l’exercice de sa juridiction consultative pour des raisons d’opportunité judiciaire. Toutefois, le refus de la Cour de se prononcer dans cette affaire se fonda plus sur son incompétence (en raison de l’incompétence du Conseil de la Société des Nations à formuler la demande d’avis) que sur des considérations d’opportunité judiciaire: v, Les exceptions préliminaires dans la procédure de la Cour internationale (Pedone 1967) 79; G Abi-Saab, ‘On Discretion’ (n 4) 37 et s; Keith (n 2) 89 et s; Luzzatto (n 2) 487 et s; Kolb (n 1) 1059. Cette interprétation de la décision de 1923 est partagée par la Cour elle-même: v CIJ, Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Avis consultatif) (n 4) 23 par 31; CIJ, Sahara occidental (Avis consultatif) (n 4) 24 par 30. V cependant, pour une différente lecture, CIJ, Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie (Avis consultatif) (n 3) 72.

[7] Sur cette affaire, v D Akande, A Tzanakopoulos, ‘Can the International Court of Justice Decide on the Chagos Islands Advisory Proceedings without the UK’s Consent?’ EJIL: Talk! (27 juin 2017) <www.ejiltalk.org/can-the-international-court-of- justice-decide-on-the-chagos-islands-advisory-proceedings-without-the-uks-consent/>; S Yee, ‘Notes on the International Court of Justice (Part 7) – The Upcoming Separation of the Chagos Archipelago Advisory Opinion: Between the Court’s Participation in the UN’s Work on Decolonization and the Consent Principle in International Dispute Settlement’ (2017) 16 Chinese J Intl L 623 et s.

[8] UN Doc A/RES/71/292.

[9] V le procès-verbal de la séance de l’Assemblée générale du 22 juin 2017, UN Doc A/71/PV.88, 5-21.

[10] Outre que Maurice, les Etats suivants se sont exprimés favorablement à ce que la Cour se prononce: Chypre, Liechtenstein, Serbie, Seychelles, Brésil, Djibouti, Madagascar, Nicaragua, Guatemala, Argentine, Lesotho, Viet Nam, Afrique du Sud, Iles Marshall, Namibie, Niger, Botswana, Kenya, Thaïlande, Vanuatu, Zambie. La même position a été exprimée par l’Union africaine, qui avait été autorisée à participer à la procédure aux termes de l’article 66, paragraphe 2 du Statut. Le Belize, les Pays Bas, l’Inde et Cuba ont traité exclusivement du fond de la demande d’avis. L’Allemagne, bien qu’estimant que la Cour devrait répondre à la demande d’avis, a soutenu une interprétation restrictive des questions posées, qui seraient limitées à l’examen des effets juridiques pour l’Organisation, sans s’étendre aux effets juridiques pour les Etats: v exposé écrit Allemagne, par 1 ss; CR 2018/22, 20 et s (Zimmermann).

[11] Outre que par le Royaume-Uni, cette position a été adoptée par la France, Israël, les Etats-Unis, l’Australie, et le Chili. Parmi ces Etats, seuls le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont traité – subsidiairement – du fond des questions. La Fédération de Russie, la République de Corée et la Chine ont exprimé des vues en général sur les principes guidant le pouvoir discrétionnaire de la Cour, mais sans prendre position sur leur application au cas d’espèce.

[12] A l’exception de l’Australie, les objections de ces Etats se fondent exclusivement sur des considérations d’opportunité judiciaire et non pas sur une prétendue incompétence de la Cour. Selon l’Australie (exposé écrit, par 21 et s), en revanche, l’incompétence de la Cour découlerait du fait que les questions juridiques indiquées dans la requête, qui concernent la décolonisation de Maurice, ‘do not raise – and in fact obscure – the real issue of international law with respect to the Chagos Archipelago for which an answer is sought’, à savoir une question de souveraineté.

[13] Selon les Etats qui s’opposent à la requête, le différend serait né au début des années 1980, quand Maurice formula pour la première fois ses prétentions sur Chagos au sein de l’Assemblée générale. V exposé écrit Royaume-Uni, par 7.13 et s; exposé écrit Israël, par 1.2 et s, 3.9; exposé écrit Etats-Unis, par 3.18 et s; exposé écrit France, par 15 et s.

[14] V exposé écrit Royaume-Uni, par 7.18; CR 2018/21, 32 et s (Wordsworth); exposé écrit Etats-Unis, par 3.23. En effet, la question du détachement de Chagos avait fait l’objet de certaines résolutions de l’Assemblée générale, mais seulement avant l’indépendance de Maurice en 1968: v la résolution 2066 (XX) du 16 décembre 1965, adoptée après la conclusion des accords de Lancaster House sur l’excision de l’archipel de Chagos, dans laquelle l’Assemblée générale invitait le Royaume-Uni à ‘prendre des mesures efficaces en vue de la mise en œuvre immédiate et complète de la résolution 1514 (XV) et à ne prendre aucune mesure qui démembrerait le territoire de l’île Maurice et violerait son intégrité territoriale’; les résolutions 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967, dans lesquelles l’Assemblée générale, rappelant entre autres la résolution 2066 (XX), réitérait ‘sa déclaration selon laquelle toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité territoriale des territoires coloniaux et à établir des bases et des installations militaires dans ces territoires est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies et de la résolution 1514 (XV)’.

[15] En 2001, 2004 et 2011-2012: v exposé écrit, Royame-Uni, par 7.13.d. Bien que le Royaume-Uni et Maurice aient formulé des déclarations d’acceptation de la juridiction de la Cour aux termes de l’article 36, paragraphe 2 du Statut, celles-ci excluent de leur champ d’application les différends entre Etats membre du Commonwealth.

[16] CPA, Chagos Marine Protected Area Arbitration (Maurice c Royaume-Uni) (sentence) 18 mars 2015, <pca-cpa.org>. Dans cette procédure, Maurice demandait entre autres au Tribunal arbitral de déclarer que le Royaume-Uni n’avait pas le droit de constituer l’aire de protection maritime autour de Chagos, parce que le Royaume-Uni ‘is not the “coastal State” within the meaning of inter alia Articles 2, 55, 56 and 76 of the Convention’ (première conclusion), et parce que, au vu des engagements pris par le Royaume-Uni vers Maurice concernant l’archipel de Chagos, ‘Mauritius has rights as a “coastal State” within the meaning of inter alia Articles 56(1)(b)(iii) and 76(8) of the Convention’ (deuxième conclusion). Le tribunal arbitral décida qu’il n’était pas compétent à se prononcer sur ces deux conclusions de Maurice, estimant qu’elles concernaient un différend sur la souveraineté territoriale sur Chagos et non pas un différend sur l’interprétation ou l’application de la Convention (par 212 et s). En revanche, le tribunal arbitral décida qu’il était compétent par rapport à la quatrième conclusion de Maurice, qui visait la prétendue incompatibilité de l’institution de l’aire de protection maritime par le Royaume-Uni avec certaines de ses obligations découlant de la Convention (Articles 2(3), 56(2), 194 et 300), au vu des engagements pris par cet Etat vers Maurice en 1965, au moment de la séparation de Chagos. Enfin, le tribunal arbitral décida qu’il n’existait pas de différend concernant la troisième conclusion de Maurice, qui visait certaines obligations du Royaume-Uni par rapport aux activités de la Commission sur les limites du plateau continental.

[17] Selon le Royaume-Uni (exposé écrit, Royaume-Uni, par 7.13.c), le lien étroit entre le différend bilatéral qui l’oppose à Maurice et la demande d’avis consultatif est également témoigné par la circonstance que les juges Crawford et Greenwood se sont récusés en raison de leur participation à l’arbitrage (respectivement en tant que conseil de Maurice et membre du tribunal arbitral).

[18] Exposé écrit Royaume-Uni, par 7.14. A l’audience, le Royaume-Uni a mis en exergue les points communs entre les arguments développés par Maurice dans ses exposés écrits dans arbitrage Chagos Marine Protected Area et dans la procédure consultative: CR 2018/21, 27 (Wordsworth).

[19] Exposé écrit Royaume-Uni, par 7.15.

[20] Exposé écrit Royaume-Uni, par 7.18.f.

[21] Exposé écrit Royaume-Uni, par 7.11; v aussi exposé écrit République française, par 17.

[22] CR 2018/20, 35 et s (Klein).

[23] Observations écrites Maurice, par 2.30.

[24] Observations écrites Maurice, par 2.53; CR 2018/20, 40 et s (Klein). De surcroît, l’Argentine a souligné que, malgré son silence, ‘[l]’Assemblée générale n’a pas entériné la séparation’ et, ‘dans l’exercice de ses compétences, elle peut agir quand cela lui paraît opportun’: CR 2018/22, 47 (Kohen, Argentine).

[25] Observations écrites Maurice, par 2.55, se référant aux affaires du Sahara occidental (n 4) 37 par 72; Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires (n 4) 237, par 16.

[26] Observations écrites Maurice, par 2.53.

[27] Observations écrites Maurice, par 2.62 et s; CR 2018/20, 42 et s (Klein).

[28] Observations écrites Maurice, par 2.67 et s; CR 2018/20, 43 et s (Klein)

[29] CR 2018/20, 40 et s (Klein): ‘Existe-t-il un différend entre Maurice et la puissance administrante ? Oui, évidemment; personne ne le nie, je crois, et certainement pas Maurice elle-même’.

[30] CR 2018/21, 33 et s (Wordsworth, Royaume-Uni): ‘Mauritius also says in its written pleadings that the issues giving rise to the request originated in the mid-1960s. But that is merely to ignore the well-established distinction between the date when a dispute arises and the date of relevant facts that give rise to the dispute. It is also to ignore the existence of relevant facts that post-date independence, notably the reaffirmations by Mauritius of the 1965 Agreement. From 1968 to the early 1980s, there was no dispute between the two States over sovereignty over the Chagos Archipelago while, for the next 35 years or so, from 1980, this was a matter of exclusively bilateral dispute’. A cet égard, il convient de rappeler que la Cour a récemment précisé le critère pour l’établissement de l’existence d’un différend, en ce sens que ‘un différend existe lorsqu’il est démontré, sur la base des éléments de preuve, que le défendeur avait connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que ses vues se heurtaient à l’“opposition manifeste” du demandeur’: v CIJ, Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c Inde; Iles Marshall c Pakistan; Iles Marshall c Royaume-Uni) (arrêts) [2016] Rec CIJ 271, par 38, 566, par 38, 850, par 40. V P Palchetti, ‘Determining the Existence and Content of a Dispute: In Search for Legal Criteria’ (2017) 45 QIL-Questions Intl L 1 et s; BI Bonafè, ‘Establishing the Existence of a Dispute before the International Court of Justice: Drawbacks and Implications’ (2017) 45 QIL-Questions Intl L 3 et s.

[31] CR 2018/21, 27 (Wordsworth). Dans l’arbitrage Chagos Marine Protected Area, la question d’établir la souveraineté sur Chagos relevait surtout par rapport aux deux premières conclusions de Maurice – visant à savoir quel était l’Etat côtier aux termes de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Ces conclusions n’ont pas été jugées, le Tribunal ayant estimé qu’il était incompétent à leur égard: v la sentence du 18 mars 2015 (n 16) 69 et 215.

[32] Exposé écrit Maurice, par 2.85 n 3.

[33] Exposé écrit Royaume-Uni, par 9.20.

[34] Maurice et le Royaume-Uni ont pu disposer de trois heures chacun, alors que les autres participants ont pu disposer de quarante minutes chacun (CR 2018/20, 26). Une répartition similaire avait été effectuée dans les affaires des Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (CR 2004/1, 17) et de la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo (CR 2009/24, 30).

[35] Exposé écrit Royaume-Uni, par 7.13.c.

[36] La Cour permanente fut fréquemment investie de requêtes pour avis consultatifs concernant des différends entre Etats, ce qui, dans la pratique, permettait de concevoir la juridiction consultative comme un moyen apte à résoudre ces différends, alternatif au recours à la juridiction contentieuse: v Luzzatto (n 2) 488; P Dailler, ‘Article 96’, in JP Cot, M Forteau, A Pellet, La Charte des Nations Unies, Commentaire article par article (3e édn, Economica 2005) 2003 et s; K Oellers-Frahm, ‘Article 96’, in B Simma, DE Khan, G Nolte, A Paulus (eds), The Charter of the United Nations. A Commentary (3rd edn, OUP 2012) 1978 et s. Pour un examen de la jurisprudence de la Cour permanente, v M Pomerance (n 2) 58 et s. La nouvelle position institutionnelle de la Cour internationale de Justice, en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies (article 92 de la Charte), influença profondément la perception, par les Etats, par l’Organisation et par la Cour elle-même, de la fonction et de l’objet de sa juridiction consultative. Sa tâche fut rapidement identifiée comme celle d’éclairer les organes des Nations Unies sur des questions juridiques se posant dans l’exercice de leurs fonctions. L’appréciation de la nouvelle mission ainsi attribuée à sa juridiction consultative joua un rôle décisif lorsque la Cour dût décider si elle devait s’abstenir de rendre l’avis demandé: v la jurisprudence précitée (n 3) et (n 4).

[37] En particulier, le Conseil demandait à la Cour si certains articles du traité de paix de Dorpat conclu entre ces deux Etats, ainsi qu’une déclaration de la délégation russe annexée à ce dernier, constituaient des engagements d’ordre international de la Russie vis-à-vis de la Finlande: Statut de la Carélie orientale (Avis consultatif) (n 6) 7.

[38] Sur cette distinction, v également CIJ, Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Avis consultatif) (n 4) 24 par 32.

[39] CIJ, Sahara occidental (Avis consultatif) (n 4) 25 par 33 (italique ajouté).

[40] CIJ, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur (Avis consultatif) (n 4) 159 par 50 (italique ajouté).

[41] CR 2018/22, 40 (Kohen, Argentine).

[42] On peut indiquer, à titre d’exemple, le pouvoir de l’Assemblée générale, à travers le Comité des Vingt-Quatre, d’inscrire un certain territoire dans la liste des territoires non autonomes; le statut juridique international de ce territoire et les obligations qui en découlent à la charge de la puissance administrante et des Etats tiers; l’obligation de respecter l’intégrité du territoire non-autonome; le pouvoir de l’Assemblée générale de changer le statut juridique international d’un territoire non autonome, notamment suite à l’indépendance; l’obligation de la puissance administrante de fournir à l’Assemblée les renseignements aux termes de l’art. 73 de la Charte; le pouvoir de l’Assemblée générale de contrôler le déroulement du processus de décolonisation et l’obligation de la puissance administrante et des autres Etats concernés de ne pas adopter de mesures unilatérales contraires au processus de décolonisation: v M Virally, ‘Droit international et décolonisation devant les Nations Unies’ (1963) 9 Annuaire Français de Droit International 508 et s; S Calogeropoulos-Stratis, Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (Bruylant 1973) 105 et s; J Crawford, The Creation of States in International Law (Clarendon 1979) 356 et s; A Cassese, Self-Determination of Peoples (CUP 1995) 71 et s; M Kohen, Possession contestée et souveraineté territoriale (PUF 1997) 73 et s.

[43] Par exemple, la Cour devra établir si, comme il a été soutenu, la séparation de Chagos a violé l’intégrité de Maurice en tant que territoire non-autonome; ou si cette même séparation a violé le droit à l’auto-détermination du peuple de Maurice; ou si encore la puissance administrante a violé l’obligation de ne pas adopter de mesures unilatérales contraires au processus de décolonisation; ou si la séparation de Chagos a emporté et continue à emporter une violation de droits fondamentaux; ou si, enfin, le prétendu refus de la puissance administrante de mener des négociations avec Maurice pour la pleine mise en œuvre de son obligation de décoloniser l’ensemble du territoire a violé l’obligation de régler les différends internationaux par des moyens pacifiques. V exposé écrit Argentine, par 33 et s.

[44] V en ce sens v CR 2018/21, 30 (Wordsworth, Royaume-Uni): ‘Moreover, any suggestion that consent is not a bilateral matter can be tested very easily as follows. Suppose Mauritius was saying that it did validly consent in 1965, plainly no third State could contest that. And, as to the reaffirmations of consent by Mauritius post-independence, these were likewise a matter in which no third State could possibly have an interest in. It was for Mauritius, a sovereign State, to do precisely as it wished’ (italiques ajoutés).

[45] V les obligations évoquées ci-dessus (n 43).

[46] CIJ, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur (Avis consultatif) (n 4) 159 par 50.

[47] CIJ, Interprétation des traités de paix (avis consultatif) (n 3) 72. La Cour a ainsi pu distinguer cette affaire de celle de la Carélie orientale (n 6), où la question posée ‘concernait directement le point essentiel d’un différend actuellement né entre deux États de sorte qu’y répondre équivaudrait en substance à trancher un différend entre les parties’.

[48] CIJ, Sahara occidental (avis consultatif) (n 4) 26 par 38.

[49] CIJ, Applicabilité de la section 22 (avis consultatif) (n 4) 190 par 35.

[50] CIJ, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur (avis consultatif) (n 4) 160 par 54. V à ce propos, CR 2018/21, 33 (Wordsworth, Royaume-Uni): ‘Moreover, unlike in the Wall case, the subject-matter of the current Request does not comprise a limited aspect of a much broader dispute with which the United Nations has been continually involved, but rather it is focused solely on what has, since the 1980s, been the defining dispute in UK-Mauritius bilateral relations’ (italique ajouté). Par ailleurs, dans l’affaire du Mur, cette circonstance avait été formulée comme objection à ce que la Cour rende son avis. La Cour rejeta cette objection en observant: ‘La Cour est certes consciente que la question du mur fait partie d’un ensemble, et elle prendrait soigneusement en considération cette circonstance dans tout avis qu’elle pourrait rendre. En même temps, la question que l’Assemblée générale a choisi de lui soumettre pour avis est limitée aux conséquences juridiques de la construction du mur, et la Cour ne tiendrait compte d’autres éléments que dans la mesure où ceux-ci seraient nécessaires aux fins de l’examen de cette question’.

[51] Exposé écrit Royaume-Uni, par 7.15: ‘If the current Request could be answered without de facto determining the longstanding bilateral dispute over sovereignty and related matters, the United Kingdom could and would have no objection. However, this does not appear to be possible (or intended)’.

[52] V ci-dessus (n 32) et (n 33). Pour l’énoncé des questions, v paragraphe 1 ci-dessus.

[53] CPJI, Statut de la Carélie orientale (Avis consultatif) (n 6) 28 et s. En outre, dans l’affaire du Sahara occidental, répondant à une objection de l’Espagne tenant au fait que la requête visait à faire trancher une controverse territoriale sans son consentement, la Cour remarqua que ‘[l]es questions posées dans la requête ne se rattachent pourtant pas à un conflit territorial, au sens propre, entre les Etats intéressés. Elles ne mettent pas en cause devant la Cour la situation actuelle de l’Espagne en tant que Puissance administrante du territoire; la résolution 3292 (XXIX) elle-même reconnaît le statut juridique actuel de l’Espagne comme Puissance administrante’. Partant, selon la Cour, ‘la requête pour avis consultatif n’appelle pas de sa part un prononcé sur des droits territoriaux existants ni sur la souveraineté sur un territoire’: CIJ, Sahara occidental (Avis consultatif) (n 4) 28 par 43 (italique ajouté). De ce point de vue, la présente affaire apparaît différente, en ce que la décision de la Cour pourrait avoir un impact sur les droits territoriaux du Royaume-Uni sur l’archipel de Chagos. V observations écrites Royaume-Uni, par 3.11; observations écrites Etats-Unis, par 2.12. V la réplique de Maurice, CR 2018/20, 38 et s (Klein).

[54] V exposé écrit Allemagne, par 1 et s; CR 2018/22, 20 et s (Zimmermann).

[55] Par exemple, l’avis pourrait s’adresser aux mesures susceptibles d’être adoptées par le Comité des Vingt-Quatre: v exposé écrit Allemagne, par 143 ss.

[56] V observations écrites Maurice, 4.17 et s; CR 2018/20, 60 et s (Reichler).

[57] CIJ, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur (n 4) 154 par 38, et la jurisprudence citée. Sur la possibilité que la Cour s’écarte des termes de la requête afin de préserver son intégrité judiciaire, v C Greenwood, ‘Judicial Integrity and the Advisory Jurisdiction of the International Court of Justice’ in G Gaja, JG Stoutenberg (eds), Enhancing the Rule of Law through the International Court of Justice (Brill 2012) 65 et s.

[58] V paragraphe 3.

[59] V paragraphe 4.

[60] V ci-dessus (n 14) et (n 24).