1. Introduction

Il faut saluer l’initiative de consacrer les Questions de droit international à la crise russo-ukrainienne qui soulève, comme le remarquent Maurizio Arcari et Marco Roscini dans leurs propos introductifs, des questions fondamentales quant à la manière dont les règles relatives à l’usage de la force et à la non reconnaissance s’y appliquent. Le dossier s’attelle surtout à qualifier les agissements militaires de la Russie en Ukraine et l’annexion de la Crimée ainsi qu’à interpréter les règles du droit international mobilisées par cette situation. Antonello Tancredi et Enrico Milano se sont attachés à cet exercice avec la rigueur qu’on leur connaît. Théodore Christakis ne s’y est pas trompé d’ailleurs en choisissant de renvoyer explicitement ses lecteurs à l’article d’Antonello Tancredi pour ‘une analyse détaillée des faits liés à l’annexion de la Crimée par la Russie et à leur qualification juridique’.[1] Il serait bien ambitieux de commenter toutes les analyses proposées par les deux auteurs italiens tant ces dernières abordent des aspects aussi divers que fondamentaux de l’agression et de l’annexion de la Crimée par la Russie. On a choisi d’évoquer plutôt deux questions inspirées par la lecture de leurs articles qui ont attrait, d’une part, au sens qu’il convient de donner au discours russe ainsi qu’aux réactions que ce discours a suscitées d’un point de vue juridique et, d’autre part, au caractère coutumier de l’obligation de non reconnaissance des annexions territoriales illicites que cette crise tendrait à confirmer. Ces deux questions ont été choisies en raison de l’influence qu’elles exercent sur les enseignements qu’on peut tirer de ce précédent sur un plan technique. On se permettra de partager, en guise de conclusions, quelques réflexions que ce précédent génère au sujet du droit international d’un point de vue plus critique.

 

2. De quoi et comment la Russie s’est-elle justifiée au regard du droit international avant la tenue du référendum en République de Crimée ?

De l’avis d’Antonello Tancredi, la Fédération de Russie a invoqué deux arguments classiques pour justifier son intervention armée: la nécessité de protéger les ressortissants et les soldats russes en raison des menaces qui les visent supposément et la demande faite par le Premier Ministre de la République autonome de Crimée Aksenov et le président ukrainien en exil Yanukovych pour que les forces russes interviennent afin de restaurer l’ordre. Cette assertion paraît devoir être relativisée à deux égards. D’abord, et de manière générale, ces deux arguments ne semblent pas avancés comme les fondements juridiques d’une intervention militaire menée sur le territoire ukrainien. Sans jamais les mettre en rapport avec le droit international, la Russie fait plutôt référence à ces circonstances parmi d’autres pour expliquer ce qui se déroule en Ukraine. A titre de comparaison, on est loin du discours tenu par les Etats-Unis au Conseil de sécurité pour justifier leur intervention militaire au Liban en 1958 destinée à y assurer la sécurité des américains:

‘[…] la demande du Gouvernement libanais priant un autre Etat Membre des Nations Unies de venir à son aide est absolument conforme aux dispositions et aux buts de la Charte des Nations Unies. Cela étant, nous agissons conformément aux règles traditionnelles du droit international, dont aucune ne s’oppose en quoi que ce soit à une action de la nature de celle que les Etats-Unis entreprennent au Liban’.[2]

Cette absence de référence au droit international se comprend sans doute par le fait que la Russie n’assume pas alors mener une intervention militaire qui devrait être justifiée juridiquement. Le délégué russe au Conseil de sécurité ne se réfère clairement au droit international qu’après le référendum du 16 mars pour en justifier la tenue et en valider les résultats:

‘Dans le strict respect du droit international et de la procédure démocratique, sans ingérence étrangère et sur la base d’un référendum libre, le peuple criméen a exercé un droit consacré par la Charte des Nations Unies et un grand nombre de documents juridiques internationaux fondamentaux – son droit à l’autodétermination’.[3]

Cette relativisation du discours russe pourrait expliquer que les Etats n’aient pas identifié lesdits arguments comme les fondements juridiques d’une intervention armée et ne les aient pas systématiquement commentés comme tels du point de vue du droit international, comme on aura l’occasion de le voir par la suite.
A considérer même que la nécessité de protéger les ressortissants ainsi que l’invitation à intervenir soient invoquées pour justifier les opérations militaires du Kremlin, s’agit-il vraiment d’arguments distincts, comme le suggère Antonello Tancredi? La protection des nationaux n’est pas évoquée par la Russie de manière autonome mais explique plutôt que ses forces armées aient été invitées à intervenir. Cela ressort des termes dans lesquels le Président Poutine expose la situation au Parlement afin d’obtenir l’autorisation de déployer les soldats russes sur le territoire ukrainien, des termes qui sont repris par le délégué russe au Conseil de sécurité:

‘Etant donné la situation extraordinaire qui règne en Ukraine et les menaces qui pèsent sur la vie des citoyens russes, nos compatriotes, et des membres de l’armée de la Fédération de Russie stationnés sur place au titre de l’accord international sur le territoire de l’Ukraine, la République autonome de Crimée […] a demandé que des forces armées de la Fédération de Russie soient déployées sur le territoire de l’Ukraine jusqu’à ce que la situation sur les plans civil et politique se normalise en Ukraine’.[4]

Une même analyse découle de la lettre du Président Yanukovych dont le délégué russe donne lecture au Conseil de sécurité:

‘La vie, la sécurité et les droits des personnes, notamment dans le sud-est et en Crimée, sont menacés. Des actes de violence et de terreur sont commis sous l’influence des pays occidentaux. Des personnes sont persécutées en raison de leur appartenance linguistique et de leurs convictions politiques. C’est pourquoi je demande au Président de la Russie, Vladimir Vladimirovich Poutine, d’utiliser les forces armées de la Fédération de Russie pour rétablir la légitimité, la paix, l’ordre et la stabilité afin de protéger la population de l’Ukraine’.[5]

Si l’on devait donner un sens au discours russe d’un point de vue juridique, il illustrerait la conviction qu’à elle seule, la protection des ressortissants ne suffit pas à justifier un recours à la force et qu’elle doit à cette fin être articulée à d’autres fondements dont l’assise en droit international est plus assurée. Une telle interprétation confirmerait ce qui émergeait déjà de l’argumentation produite par la Russie en 2008 pour expliquer son intervention militaire en Géorgie. Il s’agissait alors de ‘protéger le contingent russe de maintien de la paix et les citoyens de la Fédération de Russie contre les agissements illégaux de la partie géorgienne’ et de répondre aux attaques dirigées contre les soldats de la paix russes en vertu de ‘son droit naturel de légitime défense consacré à l’article 51 de la Charte des Nations Unies’.[6] Toute autre interprétation se concilierait d’ailleurs mal avec la position que la Russie a traditionnellement adoptée au sujet des interventions militaires visant à protéger des ressortissants. On se souviendra que le représentant de l’U.R.S.S. affirmait devant le Conseil de sécurité au sujet de l’intervention militaire des Etats-Unis au Liban que

‘Quant au “souci” de protéger les citoyens américains, on peut à bon droit se demander quelles sont les règles du droit international qui permettent à des puissances étrangères d’envoyer leurs forces armées sur le territoire d’autres Etats dans une intention semblable. Il n’en existe pas. Chacun sait cependant que la défense de leurs citoyens a été de tout temps le prétexte favori que les colonisateurs ont invoqué pour justifier leurs agressions criminelles contre de petits pays’.[7]

Au fond, le discours russe adopté en 2014 s’inscrit dans une tendance générale selon laquelle les Etats invoquent rarement la seule nécessité de protéger leurs nationaux pour justifier leur recours à la force.[8] C’est en prétendant par exemple agir aussi à l’invitation de l’Etat étranger que se sont justifiés les Etats-Unis lorsqu’ils sont intervenus en République Dominicaine en 1965, la Belgique lors de ses opérations au Congo en 1960, 1964 et 1978 ainsi que la France à l’occasion de ses actions en Mauritanie, au Zaïre ou au Tchad dans les années 1970, comme l’illustrent leurs positions officielles dont Olivier Corten propose une analyse dans son ouvrage Le droit contre la guerre.[9] Même l’intervention des Etats-Unis à la Grenade en 1983, à laquelle le délégué russe se réfère expressément en 2014,[10] confirme cette analyse. Les Etats-Unis s’appuyaient alors sur une action menée au nom de la sécurité collective par l’Organisation des Etats des Caraïbes de l’Est en vertu du chapitre VIII de la Charte des Nations Unies.[11] Du point de vue russe comme d’un point de vue plus général, la protection des ressortissants à l’étranger ne semble pas invoquée en soi comme une exception valide à l’interdiction du recours à la force entre les Etats. Les réactions provoquées par la crise russo-ukrainienne ne démentent d’ailleurs pas cette analyse. Il est vrai que certains Etats sont restés silencieux à ce sujet ou ont nié la réalité des menaces dirigées contre les nationaux russes, davantage que l’admissibilité en droit international d’une telle justification au recours à la force.[12] Pour certains auteurs cités par Antonello Tancredi, une telle réaction pourrait montrer que les Etats ne sont pas opposés, sur le principe, à ce qu’on puisse faire usage de la force dans ce cas.[13] Une déduction de ce type en l’espèce paraît cependant problématique. D’abord, comme on l’a souligné, la protection des ressortissants ne paraît pas invoquée comme un argument juridique justifiant un recours à la force mais explique plutôt l’invitation adressée à la Russie pour que ses forces armées se déploient en Ukraine si bien qu’il n’est pas étonnant que certains Etats se soient uniquement prononcés au sujet de cette invitation, en en rejetant la validité du fait qu’elle n’émanait pas des autorités habilitées à la formuler.[14] En outre, parmi les Etats qui l’ont abordée, certains ont nié sur le principe la validité d’une justification tenant à la protection des ressortissants. Selon la France,

‘La protection des populations russes ou russophones en Ukraine, argument invoqué par Moscou pour justifier son intervention en Ukraine, ne correspond donc ni à la réalité de la situation, ni à une justification légale pour l’occupation militaire d’une partie du territoire d’un Etat souverain, et encore moins pour tirer prétexte à l’extension de ses propres frontières’.[15]

Pour les Etats-Unis, ‘la Russie dispose de nombreuses options pour protéger les droits des minorités russes et pour répondre aux préoccupations qui ont été exprimées; de nombreuses options, qui n’incluent pas une intervention militaire’.[16] Enfin, il faut rappeler que les Etats ont largement condamné l’intervention militaire russe ainsi que ses conséquences, en la dénonçant comme une violation flagrante du droit international[17] voire comme un acte d’agression.[18] Pour ces raisons, la crise russo-ukrainienne montre surtout l’inexistence d’une opinio iuris selon laquelle les Etats auraient reconnu sur le principe une exception à l’interdiction faite aux Etats de recourir à la force.

 

3. La non reconnaissance d’une annexion territoriale illicite est-elle réaffirmée ici comme une obligation coutumière de droit international général?

Le caractère obligatoire pour les Etats de la non reconnaissance paraît intrinsèquement lié à son fondement juridique. Vu la pratique généralement adoptée par les Etats à l’égard des territoires acquis ou occupés en violation du droit international et l’analyse de leurs opinions à ce sujet, le devoir de ne pas reconnaître de telles situations comme licites revêt sans nul doute un caractère coutumier.[19] Qu’il s’agisse par exemple de l’annexion de l’Autriche[20] ou de l’Albanie[21], de l’incorporation des Etats baltes[22] ou du Koweït[23], les Etats ne les ont pas reconnues. La pratique adoptée au sujet de l’annexion de la Crimée entérine cette analyse puisque les Etats ont en majorité refusé d’en reconnaître la validité. Si l’on excepte la Fédération de Russie, seuls l’Afghanistan, Cuba, le Nicaragua, la Syrie et le Venezuela ont formellement reconnu l’annexion de la Crimée.[24] Les autres Etats n’ont pas procédé à cette reconnaissance et nombre d’entre eux ont affirmé qu’ils n’y procéderont pas. Un projet de résolution soutenu par 42 Etats par lequel le Conseil de sécurité, ‘réaffirmant que nulle acquisition territoriale obtenue par la menace ou l’emploi de la force ne saurait être reconnue comme légale’, demandait ‘de ne reconnaître aucune modification du statut de la Crimée’ résultant du référendum n’a pu être adopté en raison du véto émis par la Russie, la Chine s’abstenant.[25] Mais une résolution similaire a pu l’être par contre au sein de l’Assemblée générale par 100 voix contre 11 avec 58 abstentions. Dans cette résolution intitulée ‘Intégrité territoriale de l’Ukraine’, l’Assemblée générale

‘[…] réaffirmant […] que le territoire d’un Etat ne saurait faire l’objet d’une acquisition par un autre Etat à la suite du recours à la menace ou à l’emploi de la force […], demande à tous les Etats, organisations internationales et institutions spécialisées de ne reconnaître aucune modification du statut de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol sur la base de ce référendum et de s’abstenir de tout acte ou contact susceptible d’être interprété comme valant reconnaissance d’une telle modification de statut’.[26]

Si les termes utilisés suggèrent qu’il s’agit d’une simple ‘demande’, les débats à l’Assemblée – comme au Conseil de sécurité précédemment – révèlent que les Etats y voient plutôt une obligation. L’Ukraine affirme que

‘La déclaration d’indépendance de la République de Crimée est la conséquence directe de l’emploi ou de la menace de l’emploi de la force de la Fédération de Russie contre l’Ukraine. […]. En conséquence, j’affirme que, sur la base du droit coutumier et du droit international, la communauté internationale est dans l’obligation de ne pas reconnaître la Crimée en tant que sujet du droit international, ou de quelque situation que ce soit qui découlerait d’un traité ou d’un accord signé par ce territoire’.[27]

De l’avis de nombreux Etats, cette résolution – comme le projet présenté au Conseil de sécurité – ne fait que réaffirmer les principes classiques du droit international protégeant l’intégrité territoriale des Etats et interdisant le recours à la force, suggérant que la non reconnaissance de toute annexion violant ces principes en constitue le corollaire.[28] Le devoir de non reconnaissance semble avoir été respecté globalement par les Etats à l’égard de la Crimée. Cette pratique confirme celle qui a été adoptée à l’égard de situations similaires par le passé et, partant, l’analyse selon laquelle cette obligation revêt un caractère coutumier.
De l’avis d’Enrico Milano, la non reconnaissance peut s’expliquer soit au regard de l’invalidité objective d’une situation contraire au droit international, soit à la lumière du devoir subjectif de réagir collectivement à cette situation en la privant de toute reconnaissance, soit encore au titre de sanction permettant d’isoler l’auteur de l’acte illicite et de l’encourager à en cesser la perpétration. Comme Enrico Milano le reconnaît en conclusion, ces théories ne semblent pas exclusives l’une de l’autre. On peut se demander si leur application au cas de la Crimée aboutit à des résultats notablement différents. Cela ne semble pas être le cas, du moins, pour les deux points suivants. Premièrement, il est indéniable que l’obligation de ne pas reconnaître une situation contraire au droit international est liée à l’invalidité de cette situation. Cette obligation constitue le pendant subjectif de la règle frappant objectivement une situation illicite d’invalidité. Contrairement à ce que semble induire Enrico Milano, le champ de ces deux règles n’est pas différent. L’obligation de non reconnaissance est limitée à toute situation créée par une violation grave d’une obligation découlant d’une norme impérative du droit international général comme le précise les articles relatifs à la responsabilité des Etats pour fait internationalement illicite.[29] De même, l’invalidité ne frappe généralement que des actes juridiques adoptés dans le cadre de situations établies en violation de normes impératives du droit international. Sont ainsi invalides le titre de souveraineté relatif à un territoire occupé ou acquis en violation de l’interdiction du recours à la force ou du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’acte juridique adopté par une autorité à l’égard d’un territoire sur lequel cette autorité exerce ses pouvoirs illégalement (à l’exception des actes bénéficiant à la population), le traité obtenu par la contrainte ou encore la preuve obtenue sous la torture, par exemple. Les actes juridiques issus d’une simple violation du droit international général ne sont pas invalides. Ils peuvent s’avérer inopposables aux tiers[30] ou irrecevables devant une juridiction[31], mais ils ne sont pas systématiquement frappés d’invalidité, pas plus qu’ils ne génèrent l’obligation de ne pas les reconnaître sur le plan juridique. Deuxièmement, il paraît douteux que la non reconnaissance d’une situation soit conditionnée par une quelconque décision en certifiant l’illicéité selon certaines théories et qu’elle ne le soit pas selon d’autres, comme paraît l’affirmer Enrico Milano. Dès lors qu’un comportement viole gravement une norme impérative du droit international général, les Etats sont tenus de ne pas reconnaître la situation qui en résulte. Le fondement du caractère obligatoire de cette obligation résidant dans la coutume internationale, il n’est nullement nécessaire que le Conseil de sécurité ou l’Assemblée générale ou d’autres organes encore procèdent à une quelconque qualification à cet égard. Une telle détermination peut sans doute faciliter ou encourager les Etats à s’acquitter de cette obligation mais elle ne la conditionne d’aucune manière. Cela ressort d’ailleurs de la pratique internationale. A titre d’exemple, l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkazie n’a pas été reconnue par les Etats – à l’exception de la Russie, du Nicaragua, du Venezuela et de Nauru –, alors qu’aucune décision n’a été adoptée au sein des Nations Unies à cet égard ni pour établir l’illégalité du statut de ces entités, ni pour rappeler aux Etats leur devoir de ne pas les reconnaître. Enfin, la relation entre le devoir de non reconnaissance et la maxime ex injuria jus non oritur qu’Enrico Milano évoque à plusieurs reprises mérite d’être commentée. Comme c’est fréquemment le cas des maximes latines, ex injuria jus non oritur permet de comprendre la raison d’être de la règle car elle formule une idée qui lui donne sa signification.[32] Les positions adoptées par les Etats au sujet de l’annexion de la Crimée font d’ailleurs écho à cette idée selon laquelle les faits illicites ne peuvent produire des droits. Pour les Etats-Unis, ‘un voleur peut dérober un bien, mais cela ne lui confère aucun droit de propriété’.[33] De l’avis du Costa Rica, ‘un fait accompli peut imposer une réalité sur le terrain, mais il ne peut engendrer des droits’.[34] Le caractère fondamental de cette idée a également été souligné. Selon la France, ‘c’est notre code, c’est l’ADN de notre organisation’[35] et ‘accepter l’annexion de la Crimée, ce serait renoncer à tout ce que nous essayons de construire dans cette Organisation; ce serait faire de la Charte des Nations Unies une farce; ce serait refaire de l’épée l’arbitre suprême des contentieux’.[36] En ce sens, la maxime formule un principe général du droit international qui peut être induit de cette règle autant qu’il permet d’en expliquer l’objet. Ex injuria jus non oritur traduit la dynamique qu’épousent le devoir de non reconnaissance comme d’autres règles prévoyant qu’un fait illicite ne peut produire de droits. Mais il est délicat de fonder le devoir de non reconnaissance et son caractère obligatoire sur cette maxime tant sa formulation est générale et abstraite.

 

4. Que révèle la crise russo-ukrainienne au sujet du droit international, d’un point de vue plus critique?

Plus fondamentalement et en guise de conclusion, la crise russo-ukrainienne est aussi significative par les discours des Etats que par leur silence. Alors que la résolution adoptée par l’Assemblée générale ne consiste qu’à rappeler certains principes cardinaux de la Charte des Nations, 11 Etats[37] ont voté contre son texte et 58 Etats[38] se sont abstenus à son sujet. Leurs discours montrent que leur position ne remet pas en cause les principes réaffirmés dans cette résolution mais plutôt l’opportunité d’une telle réaffirmation tendant à isoler la Russie au moment où il importe d’encourager les rapprochements et les négociations. Cette réaffirmation a en outre paru inopportune dès lors qu’un tel rappel n’avait pas été émis à l’égard d’autres Etats en raison de leur immixtion dans les affaires intérieures de l’Ukraine tout aussi problématique au regard du droit international. Si on s’accorde sur l’idée que le droit international est plus que tout autre chose un discours qui, en soulignant qu’une situation n’est pas conforme à certaines règles, participe à la délégitimer, sa force est celle des mots. Une manière de comprendre le refus de soutenir un simple rappel des principes du droit international pourrait résider dans l’idée selon laquelle la force symbolique du discours juridique est conditionnée par la cohérence avec laquelle il est articulé. Dès lors qu’on choisit d’évoquer le droit international dans certaines instances plutôt que d’autres ou qu’on l’évoque différemment dans des situations similaires, sa force symbolique s’estompe. Il est significatif que Saint-Vincent-et-les Grenadines ait tenu à souligner à propos de la crise russo-ukrainienne que

‘Les référendums sécessionnistes ou ceux relatifs à la souveraineté des habitants ethniquement ou historiquement distincts d’une zone géographique donnée ne doivent pas être manipulés ou acceptés de manière sélective par des puissances aux aspirations impériales. Nous constatons avec une triste ironie que les plus enclins à reconnaître la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo rejettent désormais ce même genre de déclaration de la part de la Crimée, tandis que ceux qui brandissaient les arguments les plus virulents contre la décision de la Cour internationale de Justice sur la légalité de la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo la citent maintenant avec approbation’.[39]

La force du droit ne paraît pas menacée en soi par le fait accompli, ni même par sa consolidation à mesure que le temps passe puisqu’elle opère essentiellement à travers un discours. Les exemples de la République turque de Chypre Nord et des territoires palestiniens occupés sont révélateurs à cet égard puisqu’à ce jour, le temps n’est pas parvenu à lui seul à rendre licite ce qui ne l’était pas. Certes, il joue du côté des auteurs du fait accompli et rend plus difficile la remise des choses dans leur pristin état que le droit international recommande pourtant au titre de réparation d’un fait internationalement illicite. S’il peut modifier les données du problème, le temps ne suffit toutefois pas à le résoudre. Ce sont bien davantage les positions des Etats qui permettent de dénouer une situation, des positions inscrites dans un rapport de force qui peut parfois évoluer avec le temps. Tant que les Etats s’accorderont à dire qu’une annexion territoriale est contraire au droit international, elle le restera malgré toute l’effectivité dont elle pourra se prévaloir au fil des années. Le droit international paraît davantage menacé quand un nombre significatif d’entre eux refusent en quelque sorte de le mobiliser. En ce sens, la crise russo-ukrainienne serait le signe de la bonne santé du droit international dont des Etats majoritairement occidentaux rappellent les principes fondamentaux autant que de sa mauvaise santé dont d’autres Etats non occidentaux se feraient les relais à travers leurs attitudes sceptiques. Peut-être faut-il comprendre, à la lumière de ce précédent, que rien ne menace plus le droit international que le silence qui se fait à son sujet.

[1] Th Christakis, ‘Les conflits de sécession en Crimée et dans l’Est de l’Ukraine et le droit international’ (2014) 141 Journal du droit intl 748.

[2] Intervention du représentant des Etats-Unis UN doc S/PV.827 (15 juillet 1958) 8.

[3] Intervention du représentant de la Russie, UN doc S/PV.7144 (19 mars 2014) 8.

[4] Intervention du représentant de la Russie, UN doc S/PV.7124 (1er mars 2014) 5.

[5] Intervention du représentant de la Russie, UN doc S/PV.7125 (3 mars 2014) 4.

[6] Lettre datée du 11 août 2008, adressée au Président du Conseil de sécurité par le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès des Nations Unies, UN doc S/2008/545 (11 août 2008); voir aussi l’intervention du représentant de la Fédération de Russie, UN doc S/PV.5953 (10 août 2008) 9, ainsi que les plaidoiries présentées devant la Cour internationale de justice dans l’affaire Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), CR 2008/23 (8 septembre 2008) 23, par 37.

[7] Intervention du représentant de l’U.R.S.S., UN doc S/PV.830 (16 juillet 1958) 4, par. 16.

[8] C Gray, International Law and the Use of Force (3rd edn, OUP 2008) 88-92 et 156-160.

[9] O Corten, Le droit contre la guerre (2ème edn, Pedone 2014) 851-852.

[10] Intervention du représentant de la Russie, UN doc S/PV.7125 (3 mars 2014) 18.

[11] Intervention du représentant des Etats-Unis, UN doc S/PV.2487 (25 octobre 1983) 22.

[12] Intervention du représentant des Etats-Unis, UN doc S/PV.7124 (1er mars 2014) 6; intervention du représentant des Etats-Unis (4-5), de la France (6) et du Royaume-Uni (7), UN doc S/PV.7125 (3 mars 2014); intervention du représentant du Luxembourg (4-5) et du Royaume-Uni (8), UN doc S/PV.7134, 13 mars 2014; intervention du représentant des Etats-Unis (4) et de la France (5), UN doc S/PV.7138 (15 mars 2014); intervention du représentant de l’Australie (14-15) et du Luxembourg (19), UN doc S/PV.7144 (19 mars 2014); intervention du représentant de la Norvège (15-16), UN doc A/68/PV.80 (27 mars 2014).

[13] N Ronzitti, Rescuing Nationals Abroad through Military Coercion and Intervention on Grounds of Humanity, (Martinus Nijhoff Publishers, 1985) 67: ‘the fact that they chose to contest the truth of the facts alleged by the intervening State rather than the grounds for intervention, is a demonstration of the lack of conviction on the part of these States as to the illegality of action aimed at rescuing human lives’.

[14] Intervention du représentant des Etats-Unis (5) et de l’Ukraine (16), UN doc S/PV.7125 (3 mars 2014).

[15] Intervention du représentant de la France UN doc S/PV.7144 (19 mars 2014) 7; Voir aussi l’intervention du représentant de l’Ukraine, UN doc S/PV.7125 (3 mars 2014) 15 et de la Lituanie, UN doc S/PV.7125 (3 mars 2014) 8, UN doc S/PV.7134 (13 mars 2014) 18 et UN doc S/PV.7157 (16 avril 2014) 4-5.

[16] Intervention du représentant des Etats-Unis, UN doc S/PV.7125 (3 mars 2014) 19.

[17] Intervention du représentant des Etats-Unis (4), de la France (7), de la Lituanie (8), de l’Australie (10-11), du Luxembourg (13) et du Royaume-Uni (21), UN doc S/PV.7125 (3 mars 2014); intervention du représentant du Luxembourg (4), du Royaume-Uni (8), de la France (9) et de la Lituanie (18-19), UN doc S/PV.7134 (13 mars 2014); intervention du représentant du Luxembourg (12), UN doc S/PV.7138 (15 mars 2014); intervention du représentant des Etats-Unis (11) et du Luxembourg (19), UN doc S/PV.7144 (19 mars 2014); intervention du représentant de l’Ukraine (1), de l’Union européenne (5), du Liechtenstein (8), du Canada (10-11), de l’Islande (13), UN doc A/68/PV.80 (27 mars 2014); intervention de la Lituanie (3), UN doc S/PV.7253 (28 août 2014); déclaration du Secrétaire général de l’OTAN, 18 mars 2014, <www.nato.int/cps/en/natohq/news_108100.htm?selectedLocale=fr#top>.

[18] Intervention du représentant des Etats-Unis (6) et de l’Ukraine (15-16), UN doc S/PV.7125 (3 mars 2014); intervention du représentant de l’Ukraine (3), du Luxembourg (4) et de la France (9), UN doc S/PV.7134 (13 mars 2014); intervention du représentant des Etats-Unis (11), UN doc S/PV.7144 (19 mars 2014); intervention du représentant de l’Ukraine (2), de l’Union européenne (5), des Etats-Unis (6) et du Canada (10), UN doc A/68/PV.80 (27 mars 2014); intervention de la Lituanie (4), UN doc S/PV.7154 (13 avril 2014).

[19] V en ce sens, Th Christakis, ‘L’obligation de non-reconnaissance des situations créées par le recours illicite à la force ou d’autres actes enfreignant des règles fondamentales’, in Ch Tomuschat, J-M Thouvenin (eds), The Fundamental Rules of the International Legal Order: Jus cogens and Obligations Erga Omnes (Martinus Nijhoff 2005) 127-166; J Crawford, The Creation of States in International Law (OUP 2006), 160; D Turns, ‘The Stimson Doctrine of Non-Recognition: Its Historical Genesis and Influence on Contemporary International Law’ (2003) 2 Chinese J Intl L 107; SE Himmer, ‘The Achievement of Independence in the Baltic States and Its Justifications’ (1992) 6 Emory Intl L Rev 272.

[20] Note du gouvernement mexicain, dans Journal officiel de la Société des Nations  (1938) 237-239; Note des Etats-Unis, citée dans (1944) 38 AJIL 621; Anglo-soviet-american communiqué, 1 November 1943, Tripartite Conference in Moscow, 19-30 October 1943, Declaration on Austria, (1944) 38 AJIL Suppl 3.

[21] Note des Etats-Unis, citée dans 5 Whiteman Digest Intl Law 930.

[22] Résolution 189 (1960) relative à la situation dans les Etats baltes, adoptée par l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe à l’occasion du 20e anniversaire de leur incorporation forcée dans l’Union soviétique, par 6.

[23] UN doc S/RES/661 (1990), par 9 b); UN doc S/RES/662 (1990), par 2.

[24] ‘Visiting Russia, Fidel Castro’s Son Scoffs at U.S. Sanctions Over Crimea’, The Moscow Times, 1 April 2014; ‘Nicaragua recognizes Crimea as part of Russia’, Kyiv Post, 27 March 2014; ‘Who’s on Team Putin?’, Slate, 20 March 2014.

[25] Pour le projet de résolution, UN doc S/2014/189 (15 mars 2014).

[26] Intégrité territoriale de l’Ukraine, UN doc A/RES/68/262 (27 mars 2014) par  6.

[27] Intervention du représentant de l’Ukraine, UN doc S/PV.7144 (19 mars 2014) 6.

[28] Intervention du représentant des Etats-Unis (3-4), de la France (5), de l’Australie (9), de la République de Corée (10), du Nigéria (10), du Tchad (10) et de la Jordanie (10-11), UN doc S/PV.7138 (15 mars 2014); intervention du représentant de la Corée (12), de la Lituanie (17), de la Jordanie (18) et du Luxembourg (19), UN doc S/PV.7144 (19 mars 2014); intervention du représentant du Liechtenstein (8), du Canada (10), du Japon (11), de la Turquie (12), de l’Islande (13), de la Norvège (15), du Guatemala (19) et de Singapour (21), UN doc A/68/PV.80 (27 mars 2014); voir aussi la déclaration du Secrétaire général de l’OTAN, 18 mars 2014, <www.nato.int/ cps/en/natohq/news_108100.htm?selectedLocale=fr#top>,  l’intervention du représentant de l’Allemagne (12), UN doc S/PV.7269 (19 septembre 2014).

[29] Arts 40 et 41 par 2, Responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, UN doc A/RES/56/83 (12 décembre 2001) annexe; voir aussi les arts 41 et 42 par 2, Responsabilité des organisations internationales, UN doc A/RES/66/100 (27 février 2012) annexe.

[30] Comme le règlement islandais méconnaissant les droits de pêche du Royaume-Uni, tels qu’ils découlent de la Convention de Genève de 1958 sur la haute mer (Compétence en matière de pêcherie (Royaume-Uni c. Islande) (arrêt 25 juillet 1974), [1974] CIJ Recueil 30, par 67) ou l’extension unilatérale des limites des eaux intérieures russes, le 11 octobre 1957, (A Kiss, Répertoire de la pratique française en matière de droit international public tome IV (Editions du CNRS 1966) 38, no 61) dont la France estimait que: ‘Le Gouvernement de la République estime dans ces conditions que l’appropriation que le Gouvernement soviétique prétend établir est contraire au droit international et ne saurait par suite être opposable soit à lui-même, soit à ses ressortissants, soit aux navires ou aéronefs français ».

[31] Comme les déclarations obtenues en violation des droits de l’accusé sans qu’il s’agisse de violation de l’interdiction de la torture, TPIY, Chambre de 1ère  instance, Le Procureur c Zejnil Delalic, Zdravko Mucic, Hazim Delic, Esad Landzo (décision 2 septembre 1997) par 7-20.

[32] A Lagerwall, Le principe ex injuria jus non oritur en droit international (Bruylant 2015), à paraître.

[33] Intervention du représentant des Etats-Unis, UN doc S/PV.7144 (19 mars 2014) 11.

[34] Intervention du représentant du Costa Rica, UN doc A/68/PV.80 (27 mars 2014) 10.

[35] Intervention du représentant de la France, UN doc S/PV.7144 (19 mars 2014) 7.

[36] Intervention du représentant de la France UN doc S/PV.7138 (15 mars 2014) 5.

[37] Ont voté contre: Arménie, Bélarus, Bolivie, Cuba, Fédération de Russie, Nicaragua, République arabe syrienne, République populaire démocratique de Corée, Soudan, Venezuela, Zimbabwe.

[38] Se sont abstenus, Afghanistan, Afrique du Sud, Algérie, Angola, Antigua-et-Barbuda, Argentine, Bangladesh, Botswana, Brésil, Brunéi Darussalam, Burkina Faso, Burundi, Cambodge, Chine, Comores, Djibouti, Dominique, Egypte, El Salvador, Equateur, Erythrée, Ethiopie, Fidji, Gabon, Gambie, Guyana, Inde, Iraq, Jamaïque, Kazakhstan, Kenya, Lesotho, Mali, Mauritanie, Mongolie, Mozambique, Myanmar, Namibie, Nauru, Népal, Ouganda, Ouzbékistan, Pakistan, Paraguay, République-Unie de Tanzanie, Rwanda, Sainte-Lucie, Saint-Kitts-et-Nevis, Saint-Vincent-et-les Grenadines, Sao Tomé-et-Principe, Sénégal, Soudan du Sud, Sri Lanka, Suriname, Swaziland, Uruguay, Viet Nam, Zambie.

[39] Intervention du représentant de Saint-Vincent-et-les Grenadines, UN doc A/68/PV.80 (27 mars 2014) 17.