1. Introduction

L’intervention militaire de la Russie en Syrie a commencé au mois de septembre 2015, et a marqué un tournant dans l’évolution des rapports de force sur le terrain. Depuis cette date, les forces gouvernementales, soutenues par leur puissant allié, ont repris le contrôle de nombreuses parties du territoire national.[1] C’est ainsi qu’ont été reconquises les cités de Palmyre (mars 2016), Alep (décembre 2016), Deir ez-Zor (novembre 2017) ou Douma (avril 2018), le régime rétablissant son autorité sur plus de 80% du territoire syrien. L’appui militaire russe a été particulièrement intensif, avec plus de 60 frappes par jour (contre une moyenne de 7 pour les forces de la coalition occidentale) en appui à l’armée syrienne.[2] A l’heure où ces lignes sont écrites, l’intervention se poursuit pour mettre fin aux activités des différentes forces d’opposition en Syrie, et ce parallèlement à un processus de paix parrainé en partie par la Russie.
Sur le plan du droit international, les autorités russes ont officiellement justifié leur implication dans le conflit syrien de la manière suivante:

‘[…] en réponse à la demande formulée par le Président de la République arabe syrienne, Bashar Al-Assad, en vue de recevoir une assistance militaire dans la lutte qu’il mène contre l’Etat islamique d’Iraq et du Levant (EIIL) et d’autres groupes terroristes opérant en Syrie, la Fédération de Russie a commencé, le 30 septembre 2015, à procéder à des frappes aériennes et à lancer des missiles sur le territoire de la République arabe syrienne, en prenant pour cibles les installations des organisations terroristes […]’[3].

Dans un premier temps, on s’interrogera sur la licéité de l’intervention au regard du régime juridique de l’intervention sur invitation avant, dans un second temps, de se demander plus généralement, au regard des positions qui ont été exprimées par les Etats à cette occasion, si on serait devant un précédent susceptible de faire évoluer ce régime juridique. Comme on le constatera, ce qui caractérise le précédent syrien, c’est en tout cas l’hypothèse qui sous-tend l’ensemble de la réflexion, c’est avant tout la grande souplesse du principe de non-intervention dans les guerres civiles (parfois assimilé à un ‘principe de neutralité’[4]) qui a sans doute de plus en plus tendance à légitimer les interventions militaires menées à la demandes d’autorités gouvernementales.

2. Une intervention conforme au jus contra bellum?

Comme on vient de le mentionner, la Russie a officiellement justifié son intervention militaire par l’‘appel’ lancé par le président de la République syrienne, Bashar El Assad. On est donc ici devant un argument juridique classique, bien établi en droit international positif, celui du consentement ou de l’invitation des autorités gouvernementales.[5] Reste cependant à vérifier que les conditions entourant les modalités formelles de l’expression de ce consentement ont été respectées (2.1), avant de se tourner vers la question plus délicate du principe de non-intervention dans les guerres civiles, considéré par beaucoup comme limitant de manière substantielle les possibilités de consentir à une action militaire extérieure (2.2).

2.1. Le respect des modalités de l’expression du consentement syrien

Dans ses travaux sur la responsabilité de l’Etat, la Commission du droit international a rappelé que, pour constituer une justification juridique,

‘[…] le consentement de l’Etat doit être: valable en droit international, clairement établi, réellement exprimé (ce qui exclut le consentement présumé), attribuable à l’Etat sur le plan international, et antérieur à la commission du fait auquel il se rapporte. En outre, le consentement ne peut être invoqué comme excluant l’illicéité d’un fait d’un autre Etat que dans les limites que l’Etat qui exprime ce consentement entend lui attribuer quant à sa portée et à sa durée’.[6]

Rien n’indique qu’une de ces conditions n’ait pas été respectée en l’espèce: l’opération russe n’a débuté qu’après que le consentement ait été donné, et s’est selon toute vraisemblance déroulée en restant dans les limites de ce consentement. Certes, les termes exacts de ce dernier n’ont jamais été révélés, la lettre envoyée par la Russie au Conseil de sécurité ne contenant pas de document en annexe reprenant un appel officiel du président syrien. On rappellera cependant que, comme l’a confirmé la Cour internationale de Justice dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo, s’il suffit que le consentement soit clair, aucune forme particulière n’est requise pour son expression, comme d’ailleurs pour son retrait.[7] En l’occurrence, la coopération étroite entre les autorités et les armées russe et syrienne depuis les débuts de l’intervention laisse assez manifestement entendre que le consentement est clairement établi, et que sa portée n’a pas été dépassée.[8]
La Commission remarque aussi que le consentement doit être ‘attribuable à l’Etat sur le plan du droit international’, ce qui renvoie à la question de l’auteur du consentement. Il est en effet exclu de s’appuyer sur l’invitation d’autorités dissidentes, quel que soit la légitimité qu’on leur attribuerait, ou encore d’autorités locales (qui ne sont pas aptes à formuler un engagement international de l’Etat) ou encore protocolaires. Seul le gouvernement officiel et reconnu comme tel est en mesure de formuler valablement une invitation à une intervention militaire étrangère sur le territoire national.[9] La question n’est pas purement académique puisque, comme on le sait, de nombreux Etats dénient au régime de Bashar El Assad toute légitimité pour représenter le peuple syrien. En même temps, ces mêmes Etats, qu’ils soient occidentaux ou arabes, continuent de traiter les représentants de ce régime comme ceux de l’Etat. Au sein des Nations Unies, c’est bien la délégation de Damas qui continue à exercer les droits de la Syrie. Parallèlement, lorsque par exemple l’Assemblée générale ‘[d]éplore et condamne dans les termes les plus énergiques la poursuite de la violence armée par les autorités syriennes contre leur population depuis le début des manifestations pacifiques en 2011 […]’,[10] il est clair que les ‘autorités syriennes’ sont bien celles qui agissent sous la direction de Bashar el-Assad. Le gouvernement syrien a donc continué à être reconnu comme tel de manière continue depuis le début du conflit, et ce même lorsqu’il ne disposait plus que d’une faible effectivité sur son territoire.[11] On est loin de précédents comme ceux de la Somalie (1992), d’Haïti (1994) ou de l’Albanie (1996), dans lesquels l’invitation était exprimée par une autorité qui ne disposait absolument plus d’aucune autorité, de sorte que c’est le Conseil de sécurité qui a été amené à adopter une résolution autorisant les Etats tiers à intervenir, laissant ainsi entendre que plus personne n’était en mesure de formuler un consentement valable.[12] Le cas de la Syrie apparaît à cet égard plus proche de précédents plus récents comme ceux du Mali (2013) et du Yemen (2015), sans parler de celui de la Gambie (2017), dans lesquels le Conseil de sécurité semble avoir considéré qu’une autorité qui ne disposait plus que d’une autorité limitée, voire nulle (dans le dernier cas) était bel et bien en mesure de formuler un consentement valable en droit international.[13]
Ainsi, il est difficile de mettre en cause la licéité de l’intervention russe au regard des modalités du consentement émis par le président syrien. Mais ne faut-il pas, au-delà de ces considérations formelles, s’interroger de manière plus substantielle sur la possibilité d’intervenir dans des guerres civiles, particulièrement si on prend en compte le principe de neutralité qui est régulièrement évoqué dans ce contexte?

2.2. Le principe de non-intervention dans les guerres civiles: une limite à l’intervention russe?

Selon l’article 2 (‘Interdiction de l’assistance’) de la résolution de l’Institut de droit international sur ‘Le principe de non-intervention dans les guerres civiles’, adoptée à la session de Wiesbaden de 1975, ‘[l]es Etats tiers s’abstiendront d’assister les parties à une guerre civile sévissant sur le territoire d’un autre Etat’. Ainsi sera interdite non seulement l’aide aux rebelles, conformément à l’interdiction du recours à la force tel qu’elle est énoncée dans diverses résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, mais aussi l’appui à des forces gouvernementales.[14] Dans cette perspective, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tel qu’il est notamment exprimé à l’article 1er commun aux Pactes des Nations Unies sur les droits de l’homme, implique que soit préservé le libre choix de son régime politique, sans ingérence extérieure. Aider un gouvernement à réprimer un mouvement de rébellion interne irait clairement à l’encontre de ce principe, les Etats tiers étant dès lors tenus de ne pas prendre parti et de laisser la population de l’Etat concerné se déterminer.[15]
Ce principe a-t-il été respecté dans le cas de la Syrie? Comme on l’a relevé, les autorités russes justifient leur intervention par ‘la lutte qu’il[s] mène[nt] contre l’Etat islamique d’Iraq et du Levant (EIIL) et d’autres groupes terroristes opérant en Syrie’. Ainsi, Moscou nie catégoriquement s’ingérer dans une guerre civile en Syrie, mais prétend ne faire que contribuer à la lutte contre le terrorisme, appelée de ses vœux par le Conseil de sécurité dans de multiples résolutions, soit générales, soit appliquées au cas particulier de l’‘Etat islamique’.[16] Pour rappel, et pour le reprendre qu’un exemple, le Conseil de sécurité a

‘[d]emand[é] aux Etats Membres qui ont la capacité de le faire de prendre toutes les mesures nécessaires, conformément au droit international, en particulier à la Charte des Nations Unies, au droit international des droits de l’homme, au droit international des réfugiés et au droit international humanitaire, sur le territoire se trouvant sous le contrôle de l’EIIL, également connu sous le nom de Daech, en Syrie et en Iraq, de redoubler d’efforts et de coordonner leur action en vue de prévenir et de faire cesser les actes de terrorisme commis tout particulièrement par l’EIIL, également connu sous le nom de Daech, par le Front el-Nosra et tous les autres individus, groupes, entreprises et entités associés à Al-Qaida […] et d’éradiquer le sanctuaire qu’ils ont créé sur une partie significative des territoires de l’Iraq et de la Syrie’.[17]

L’EIIL, Al Qaeda ou tous les ‘autres groupes terroristes qui ont été désignés comme tel par le Conseil de sécurité’, ne sont ainsi pas considérés comme une ‘partie à une guerre civile’, et donc comme un mouvement rebelle classique, exprimant la volonté d’une partie de la population d’un Etat à l’encontre des autorités gouvernementales. On les assimile plutôt à des groupes criminels, totalement inaptes à porter des revendications politiques quelles qu’elles soient.[18] Tout cela explique qu’il est difficilement concevable d’assimiler l’EIIL à un acteur exprimant les aspirations d’une partie du peuple syrien et, par conséquent, de critiquer les interventions qui sont menées à son encontre sur la base du droit du peuple syrien à disposer de lui-même. On relèvera encore en ce sens que la résolution précitée de l’Institut contient plusieurs ‘exceptions’ (selon les termes de son article 3) au principe de non-intervention, parmi lesquelles il vise ‘une assistance ordonnée, autorisée ou recommandée par 1’Organisation des Nations Unies conformément à la Charte et aux autres règles du droit international’.[19] La même conclusion s’impose au regard de la pratique qui a consisté pour un grand nombre d’Etats à soutenir le gouvernement irakien dans sa lutte contre l’EIIL, et ce sans que cela ne soit jamais l’objet de critiques, tout au contraire.[20]
On relèvera cependant que la Russie a parfois été critiquée pour être intervenue militairement non seulement contre des groupes terroristes, mais aussi à l’encontre de mouvements d’opposition syriens, dont certains sont regroupés sous l’appellation d’‘armée syrienne libre’.[21] Les autorités russes ont généralement nié avoir visé d’autres acteurs que les groupes terroristes, qu’ils définissent assez largement. Cependant, même si on fait l’hypothèse que l’intervention russe est allée au-delà de la lutte contre le terrorisme, il ne sera pas évident de mettre en cause sa licéité. Il est en effet difficile de nier que les mouvements rebelles syriens ont été aidés militairement par des Etats étrangers bien avant le début de l’intervention russe. L’Arabie saoudite ainsi que plusieurs Etats arabes n’ont ainsi pas caché qu’ils soutenaient activement l’opposition syrienne, de même que les Etats-Unis, le Royaume-Uni, et d’autres Etats occidentaux.[22] Ce faisant, ces Etats violaient manifestement le principe de non-intervention, ainsi d’ailleurs que celui de l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales, qui proscrit le soutien à des forces irrégulières au sein d’un autre Etat, comme l’a confirmé la Cour internationale de Justice de manière constante.[23] Dans ces circonstances, il est difficile de reprocher à la Russie d’aider militairement le gouvernement au nom du droit du peuple syrien à déterminer son régime politique sans ingérence extérieure. C’est en ce sens que la résolution de Wiesbaden précitée prévoit explicitement, en son article 5 (‘Intervention étrangère’) que

‘Lorsqu’il apparaît qu’au cours d’une guerre civile, une intervention s’est produite en violation des dispositions ci-dessus, les Etats tiers, sous réserve des mesures ordonnées, autorisées ou recommandées par l’Organisation des Nations Unies, ne peuvent fournir d’assistance à l’autre partie qu’en se conformant à la Charte et à toute autre règle pertinente du droit international’.[24]

Ainsi est consacrée la possibilité d’une ‘contre-intervention’, qui permet de soutenir tout gouvernement qui est soumis à une rébellion soutenue depuis l’étranger.[25] Même si elles ne semblent pas jusqu’ici avoir avancé cet argument, les autorités russes pourraient certainement se fonder sur cette possibilité, en se référant à des précédents anciens (interventions du Royaume-Uni et des Etats-Unis en Syrie et au Liban en 1958) ou plus récents (on pense en particulier au conflit du Yémen, voire à celui du Mali).[26]
Au vu de ce qui précède, on constate que l’intervention russe est difficilement critiquable au regard du jus contra bellum, y compris du principe de non-intervention dans les guerres civiles. Le précédent syrien semble en même temps illustrer les limites de ce principe, dont on peut se demander ce qu’il en reste, notamment au vu des débats qui ont eu lieu concernant l’intervention militaire russe en Syrie.

3. Vers une remise en cause du principe de non-intervention dans les guerres civiles?

Selon une certaine partie de la doctrine, le principe de non-intervention dans les guerres civiles tel qu’énoncé par l’Institut de droit international serait loin de codifier le droit international existant. Celui-ci, loin de consacrer un quelconque critère de neutralité, se caractériserait par un déséquilibre manifeste en faveur du gouvernement. Une pratique fournie témoignerait des possibilités particulièrement étendues d’aider un gouvernement, y compris à réprimer une rébellion interne. Les seules limites posées par le droit international tiendraient aux modalités formelles du consentement énoncées par la Commission du droit international, mais ne restreindraient en revanche pas la marge de manœuvre des Etats intervenants en fonction du but de leur opération, lequel pourrait être choisi de manière discrétionnaire.[27] Le précédent syrien pourrait-il venir à l’appui de cette thèse? On pourrait être tenté de le soutenir, spécialement dans la mesure où l’intervention russe paraît, on vient de le voir, destinée à soutenir très largement le régime en place contre tout mouvement rebelle et où, fondamentalement, cette intervention n’a pas été mise en cause dans son principe lors des débats qui ont eu lieu au sein des Nations Unies (3.1). A l’analyse, il est cependant loin d’être évident que l’opinio juris exprimée par les Etats aille à l’encontre du principe de non-intervention dans les guerres civiles, quand bien même ce dernier doive être interprété de manière particulièrement souple (3.2).

3.1. La portée juridique limitée des critiques du droit de la Russie d’intervenir dans le conflit

De nombreux Etats ont très généralement appelé la Russie à concentrer son action militaire sur l’EIIL, en s’abstenant de frapper les forces d’opposition syriennes.[28] Le 16 décembre 2016, l’Assemblée générale a adopté une résolution dans laquelle elle

‘[c]ondamne fermement également toutes les attaques menées contre l’opposition syrienne modérée et demande qu’il y soit immédiatement mis un terme car elles bénéficient au prétendu EIIL-Daech et à d’autres groupes terroristes, tels que le Front el-Nosra, et contribuent à la détérioration de la situation humanitaire’.[29]

Comme ce dernier exemple peut l’illustrer, au-delà de considérations d’opportunité, il est difficile de déduire de ces déclarations une conviction juridique que l’engagement militaire russe serait contraire au principe de non-intervention, lequel n’est jamais évoqué.[30] Si on examine plus spécifiquement les débats qui ont eu lieu au sein du Conseil de sécurité depuis le début de l’engagement militaire russe en Syrie, on constate d’ailleurs que les critiques n’ont pas porté sur le droit de la Russie d’intervenir dans le conflit en s’appuyant sur le consentement du gouvernement syrien. Elles ont plutôt visé soit des violations du droit international humanitaire, soit les responsabilités particulières de la Russie dans le cadre de la mise en œuvre du processus de paix en application d’accords de paix ou de résolutions du Conseil de sécurité.
Le premier cas de figure a été assez fréquent. Plusieurs Etats ont mis en cause la responsabilité de la Russie dans les crimes de guerre qui ont été perpétrés dans le cadre de la guerre civile. Caractéristique est par exemple cette déclaration du délégué britannique du 27 avril 2017:

‘Rien que pour avril, nous savons que le régime et ses alliés ont mené des frappes aériennes contre au moins six hôpitaux et trois écoles en Syrie […]. Je demande donc à mon collègue russe : est-ce que la Russie fait pression sur le régime pour qu’il cesse de s’en prendre aux écoles et aux hôpitaux?’.[31]

Dans le même sens, on peut citer la position des Etats-Unis, émise quelques mois plus tard:

‘Une chose est claire: les pays qui ont une influence sur le régime d’Assad doivent en user. Cela est particulièrement vrai de la Russie, […]. Nous devons tous exiger que toutes les zones assiégées et tous les civils reçoivent l’aide dont ils ont besoin’.[32]

Lors de la même réunion, la ‘France appelle les Etats garants des zones de désescalade [dont la Russie] à exercer pleinement leur responsabilité, pour que les violences cessent et que l’aide humanitaire parvienne sans entraves à toutes les populations dans le besoin’.[33] Manifestement, il s’agit ici de s’appuyer sur le jus in bello, et non le jus contra bellum: ‘cela va à l’encontre des principes qui régissent les lois de la guerre’,[34] dénonce le représentant des Etats-Unis. Ce qui est visé, ce sont donc les modalités des attaques menées par les forces syriennes et leurs alliés, et ce sur la base de l’obligation de respecter mais aussi de faire respecter le droit international humanitaire.[35] A contrario, le droit pour la partie gouvernementale de viser des objectifs militaires rebelles n’est jamais mis en cause en tant que tel.
Certaines déclarations sont cependant plus ambiguës, dans la mesurent où elles semblent condamner toute forme d’utilisation du recours à la force dans la guerre civile. Mais, à l’analyse, la base juridique invoquée ne renvoie pas au droit international général (qu’il s’agisse de l’interdiction du recours à la force ou du principe de non-intervention) mais plutôt à des instruments spécifiques au conflit syrien. En janvier 2018, la France affirme par exemple qu’

‘[i]l est primordial et urgent de mettre immédiatement un terme aux bombardements à Edleb et au siège de la Ghouta orientale. Les garants d’Astana ont pris la responsabilité de superviser sa mise en œuvre: nous en appelons donc à ces Etats pour qu’ils imposent effectivement au régime syrien l’arrêt complet des hostilités et le respect des principes et règles de base du droit international humanitaire et des droits de l’homme’[36].

Le processus d’Astana, évoqué dans la déclaration trouve ses origines dans des accords de cessez-le-feu conclus entre les parties au conflit, sous l’égide de la Russie et de la Turquie à la fin du mois de décembre 2016.[37] Ces accords ne s’appliquaient cependant pas aux ‘zones où sont menées des opérations de combat contre les groupes terroristes Etat islamique d’Iraq et du Levant (EIIL) et Front el-Nosra)’, une expression dont l’interprétation a ensuite donné lieu à de vives controverses. Le 4 mai 2017, un accord était signé à Astana entre la Russie, l’Iran et la Turquie, en vertu duquel étaient établies des ‘zones de désescalade’ dans lesquelles aucun combat ne serait plus mené.[38] Ces mesures n’ont cependant eu qu’une efficacité limitée et, le 24 février 2018, c’est le Conseil de sécurité lui-même qui, ‘[s]e disant à nouveau profondément affligé par la persistance de la situation humanitaire effroyable que connaît la Syrie […]’:

‘1. Exige que toutes les parties cessent les hostilités sans délai et s’engagent immédiatement à assurer la pleine mise en œuvre de cette demande par toutes les parties, de façon à instaurer une pause humanitaire durable […] ;
2. Affirme que la cessation des hostilités ne s’appliquera pas aux opérations militaires dirigées contre l’Etat islamique d’Iraq et du Levant (EIIL, également connu sous le nom de Daech), Al-Qaida et le Front el-Nosra et tous les autres individus, groupes, entreprises et entités associés à Al-Qaida ou à l’EIIL, ainsi que les autres groupes terroristes qu’il a désignés comme tels’.[39]

A la suite de l’adoption de cette résolution, plusieurs Etats insisteront pour que la Russie, non seulement respecte mais aussi fasse respecter le cessez-le-feu par son allié syrien.[40] Moscou a répliqué en pointant l’importante limite posée par le paragraphe 2 de la résolution, en affirmant d’emblée que ‘la lutte [allait] se poursuivre’.[41]
Ainsi, ce n’est pas le droit d’intervenir dans le conflit en tant que tel qui est mis en cause, ce sont ses modalités d’exercice. Selon les Etats qui adressent leurs critiques à la Russie, celle-ci ne mettrait pas en application les résolutions existantes du Conseil de sécurité, particulièrement dans la mesure où ces dernières consacrent des accords de cessez-le-feu, lesquels sont eux-mêmes limités. A contrario, le principe de non-intervention dans les guerres civiles ne semble quant à lui jamais mobilisé.
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3.2. Que reste-t-il du principe de non-intervention dans les guerres civiles?

En application du principe de non-intervention dans les guerres civile, aucune puissance tierce ne peut prendre parti en faveur d’une partie à un conflit interne, la population de l’Etat concerné devant déterminer son régime politique sans ingérence étrangère. Paradoxalement, il n’est pas certain que ce principe ait, en tant que tel, été mis en cause dans le cas de la Syrie. A cet égard, il faut rappeler que les autorités russes ne se sont pas contentées de se référer à un consentement antérieur, certain, valide et attribuable à la Syrie; elles se sont aussi prévalus du but de l’intervention, qui était de lutter contre des groupes terroristes conformément aux résolutions du Conseil de sécurité; a contrario, et toujours à en croire le discours justificatif russe – tout comme d’ailleurs, celui des autorités syriennes[42] –, il ne s’agissait pas d’aider le gouvernement syrien à réprimer un mouvement rebelle interne.[43] C’est sans doute pour cette raison que les Etats tiers n’ont pas, sur le principe, mis en cause le droit pour la Russie de s’attaquer aux factions terroristes qui opéraient en Russie. Les résolutions du Conseil de sécurité jouent à cet égard un rôle décisif, dans la mesure où elles disqualifient l’EIIL ou d’autres mouvements qualifiés de terroristes, lesquels ne peuvent en aucun cas prétendre incarner une cause politique et représenter les aspirations de tout ou partie du peuple syrien (ou irakien d’ailleurs). Si l’on met ce précédent en relation avec d’autres, comme ceux du Mali ou du Yémen, on serait tenté de dire que la qualification de terrorisme tend à rendre simplement inopérant le principe de non-intervention dans les guerres civiles. Il suffirait en effet, comme le font depuis longtemps les autorités des Etats qui y sont confrontés, de baptiser les rebelles de terroristes pour pouvoir contourner le principe de neutralité. Dans les trois précédents que l’on vient de citer, cependant, c’est le Conseil de sécurité qui a procédé à une telle qualification, avec pour conséquence un amenuisement des risques de contournement unilatéral de la règle. Si on élargit encore la perspective à la prise en compte de cas comme la Libye, la République centre-africaine, la République démocratique du Congo ou encore la Gambie, on se rend d’ailleurs compte que le Conseil de sécurité a de plus en plus tendance à se saisir des situations de guerre civile, et en pratique à soutenir l’une des parties au conflit, ce qui va souvent de pair avec une disqualification de l’autre.[44] En ce sens, le principe de non-intervention paraît voir sa portée limitée en pratique même si, en théorie, il ne porte en rien atteinte aux mesures prises par le Conseil en application du chapitre VII de la Charte.[45] C’est en tout cas l’hypothèse que l’on peut formuler à la suite d’une analyse du précédent syrien, et ce au-delà des spécificités de ce dernier.

 

 

*: Professeur, Centre de Droit International, Université Libre de Bruxelles.

[1] S Rosenberg, ‘Syria war: Putin’s Russian mission accomplished’ BBC News <www.bbc.com/news/world-europe-42330551>.

[2] <https://en.wikipedia.org/wiki/Russian_military_intervention_in_the_Syrian_Civil_War#International>.

[3] ‘Lettre datée du 15 octobre 2015, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies’ UN Doc S/2015/792 (15 octobre 2015).

[4] O Corten, ‘La rébellion et le droit international. Le principe de neutralité en tension’ (2014) 374 Recueil des Cours de l’Académie de Droit International 53-312.

[5] O Corten, Le droit contre la guerre (2e edn, Pedone 2014) chapitre 6.

[6] Annuaire de la Commission di Droit International (1979) II 2e partie 124 par 11.

[7] Affaire des activités armées sur le territoire du Congo (République Démocratique du Congo c Ouganda) (Arrêt) [2005] Rec CIJ par 46, 47 et 53.

[8] K Bannelier-Christakis, ‘Military Interventions against ISIL in Iraq, Syria and Libya and the Legal Basis of Consent’ (2016) 29 Leiden J Intl L 761.

[9] Corten, Le droit contre la guerre (n 5) 454 et ss.

[10] AG Rés 71/203 ‘Situation des droits de l’homme en République syrienne, résolution’ (19 décembre 2016) UN Doc A/RES/71/203.

[11] Bannelier-Christakis (n 8) 762; S Talmon, ‘The Difference between Rhetoric and Reality: Why an Illegitimate Regime May Still be a Government in the Eyes of International Law’ EJIL: Talk! (3 March 2011) <www.ejiltalk.org/the-difference-between-rhetoric-and-reality-why-an-illegitimate-regime-may-still-be-a-government-in-the-eyes-of-international-law/#more-3101>.

[12] Corten, Le droit contre la guerre (n 5) 459 et ss.

[13] TD Gill, K Tibori-Szabo, ‘The Intervention in Somalia’; K Bannelier, T Christakis, ‘The Intervention of France and African Countries in Mali’; L Ferro, T Ruys, ‘The Saudi-led Military Intervention in Yemen’s Civil War’; MS Helal, ‘The ECOWAS Intervention in the Gambia’ in T Ruys, O Corten, A Hofer (eds), The Use of Force in International Law. A Case-based Approach (OUP 2018).

[14] IDI, Résolution sur le principe de non-intervention dans les guerres civiles, session de Wiesbaden, 1975. L’Institut a confirmé sa position en 2011, en la transposant aussi aux situations de troubles qui n’atteignent pas le seuil d’une guerre civile: IDI, Résolution sur l’assistance militaire sollicitée, session de Rhodes, 2011.

[15] M Bennouna, Le consentement à l’ingérence dans les conflits internes (LGDJ 1974); L Doswald-Beck, ‘The Legal Validity of Military Intervention by Invitation of the Government’ (1985) 56 British YB Intl L 189-252.

[16] On utilisera cette expression sans préjudice du statut juridique de cette entité, qui ne peut certainement pas être assimilée à un Etat; O Corten, ‘L’“Etat islamique”, un Etat? Enjeux et ambiguïtés d’une qualification juridique’ in F Safi, A Casado (dir), Daech et le droit (Panthéon-Assas 2016) 53-70.

[17] CS, Résolution 2249 (20 novembre 2015) UN Doc S/RES/2249 (2015) par 5.

[18] Corten, ‘L’“Etat islamique”’ (n 16) ibid.

[19] IDI, Résolution sur le principe de non-intervention dans les guerres civiles (n 14) art 3 lettre c. ; O Corten, ‘La rébellion et le droit international’ (n 4) 109 et ss.

[20] O Corten, “The Military Operations Against the ‘Islamic State’ (ISIL or Da’esh)” in T Ruys, O Corten, A Hofer (eds), The Use of Force in International Law. A Case-Based Approach (n 13) 878-879 et 886-888.

[21] Voy. les références ci-dessous.

[22] Voy. p. ex. ‘24th Arab Summit Issues Doha Declaration’ (26 March 2013) <http://arableaguesummit2013.qatarconferences.org/news/news-details-17.html>; John Kerry, Press Conference in Rome (28 February 2013).

[23] Voy. en particulier AG Rés 2625 (XXV) (24 octobre 1970); Rés 42/22 (18 novembre 1987) par I.6; CIJ, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c Etats-Unis) (Arrêt) [1986] Rec CIJ 126 par 246; Activités armées sur le territoire du Congo (n 7) 269 par 303.

[24] Voy. IDI, Résolution sur le principe de non-intervention dans les guerres civiles (n 14) art 5.

[25] Corten, Le droit contre la guerre (n 5) 496 et ss.

[26] ibid.

[27] JH Leurdijk, ‘Civil War and Intervention in International Law’ (1977) 24 Netherlands Intl L Rev 159; LC Green, ‘Le statut des forces rebelles en droit international’ (1962) 66 Revue Générale de Droit International Public 17.

[28] Comme la coalition dirigée par les Etats-Unis, ‘US, allies ask Russia to halt strikes outside IS areas in Syria’ <www.dawn.com/news/1210559/us-allies-ask-russia-to-halt-strikes-outside-is-areas-in-syria>; v. aussi ‘Council conclusions on Syria’ Council of the European Union (12 October 2015) disponible sur <www.consilium.europa.eu/ en/press/press-releases/2015/10/12-fac-conclusions-syria/> (emphasis added).

[29] AG Rés 71/203 ‘Situation des droits de l’homme en République arabe syrienne’ UN Doc A/RES/71/203 (16 décembre 2016). Comp. UN Doc A/RES/72/191 (23 janvier 2018) par 28.

[30] Bannelier-Christakis (n 8) 764.

[31] UN Doc S/PV.7931 (27 avril 2017) 8; v. aussi le représentant de la France, ibid 13.

[32] UN Doc S/PV.8117 (29 novembre 2017) 13.

[33] ibid 11.

[34] UN Doc S/PV.8195 (28 février 2018) 11.

[35] Article 1er commun des conventions de Genève de 1949.

[36] Nous soulignons; UN Doc S/PV. 8171 (30 janvier 2018) 6.

[37] Voy. les documents reproduits dans UN Doc S/2016/1133 (29 décembre 2016). Le Conseil de sécurité en prend note dans sa résolution 2336 (2016), adoptée le 31 décembre 2016.

[38] Texte dans <www.mid.ru/en/foreign_policy/news/-/asset_publisher/ cKNonkJE02Bw/content/id/2746041>.

[39] CS Rés 2401 (24 février 2018) UN Doc S/RES/2401 (2018).

[40] Voy. p. ex. les représentant du Royaume-Uni, des Etats-Unis, des Pays-Bas, de la France, etc; UN Doc S/PV.8195 (n 34).

[41] UN Doc S/PV.8188 (24 février 2018) 5. Voy. aussi le Rapport du Secrétaire général du 20 mars 2018, UN Doc S/2018/243.

[42] Voy. p. ex. UN Doc S/PV.8058 (27 septembre 2017) 12-13.

[43] Bannelier-Christakis (n 8) 764.

[44] Corten, ‘La rébellion et le droit international’ (n 4).

[45] Art 2 par 7 de la Charte.